L'Etat
mental
18
décembre 2001
Les pentes escarpées du Wadi Keziv dans l'ouest de la Galilée sont
tapissées de chênes trapus du lieu et de buissons épineux; Dans le lit
de la rivière, lauriers-roses et cyprès se mirent dans des bassins
formés par ses sources. J'aime ce canyon retiré. Aux jours chauds de
l'été on peut se cacher dans une grotte profonde et compliquée et
paresser dans ses eaux claires et fraîches, y guetter le cerf et rêver
de naïade. Aux jours plus frais, tu peux escalader un éperon rocheux
abrupt qui s'élève au milieu de la gorge. On l'appelle en arabe qouraïn,
la Corne, d'où le nom arabe du Wadi Keziv, Wadi Qouraïn. Campé sur
l'éperon, le château de Monfort le croisé dresse haut son donjon et
contemple au loin la Méditerranée.
Il est riche en évocations. Les sionistes du 12ième siècle, les
chevaliers teutoniques de Sainte Marie fortifièrent le château sur
l'éperon, qu'ils appelèrent Starkenberg, le Mont de la Force. Ni le nom
ni le lieu hors d'atteinte n'y firent : ils furent défaits par Salah
ad-Din, modèle arabe de valeur et de compassion , qui les laissa
repartir avec armes et honneur pour l'est de l'Europe.
Le sentier rocailleux qui mène à la source était le terrain de
rencontres des personnages enchanteurs d'Arabesques, un roman exquis de
l' écrivain palestinien, Anton Shammas.
Shammas, né à Fassuta tout proche, est probablement le seul non-juif au
monde qui écrit ses livres et ses poèmes dans l'hébreu des israéliens.
Plus loin vers l'ouest, le ruisseau de Keziv se jette dans la mer aux
ruines du village chrétien d'az-Ziv, détruit par des juifs en 1948. Dans
ce village, au cours lointain des années 1920, une jeune fille
palestinienne du cru reçut la visite d'une autre femme de Palestine, la
Vierge. Autrement dit, un lieu typique de la terre insolite de
Palestine.
De nos jours, on peut s'y promener en toute solitude. Il est déserté
tout autant que le reste de la campagne. La terre de Palestine connaît
du malheur, un profond malheur depuis la noire année de 1948. Les gens
ne s'aventurent plus guère ici en bas, laissant le canyon à son
sanglier, hirsute et efflanqué. Descendant à pieds vers l'aval,
j'aperçus quelques-uns de ces animaux gracieux, si différents de leurs
cousins domestiques. Ce n'est qu'en sortant de la gorge, sur la plaine
d'Acre, que je croisai présence humaine. Il y avait quelques paysans
thaïs ou chinois, qui travaillaient les champs d'un kibboutz local. Un
kibboutzien d'âge moyen assis à l'ombre surveillait leur travail. Je le
rejoignis pour une cigarette et un verre d'eau froide.
C'était le condensé du bon Israélien, large, bronzé, sourire amical,
petite moustache broussailleuse et conversation animée. Il y a cinquante
ans, lui ou plutôt son prédécesseur, un combattant des troupes juives
d'assaut, la Palmach, s'était emparé des terres d'az-Ziv et en avait
expulsé les paysans au Liban. Quelque trente ans auparavant, c'est de
ses propres mains qu'il avait travaillé la terre volée. Maintenant, il
surveille les Thaïs qui la travaillent. Très bientôt, me dit-il, il ira
quelque temps à New York, voir son fils, un concepteur web. Pendant son
absence, des Russes de la ville de Maalot seront embauchés pour
surveiller les travailleurs asiatiques du kibboutz. Cela intéresse bien
peu de Juifs de travailler la terre, ou même de surveiller des Thaïs qui
la travaillent, dit-il. Le kibboutz espère obtenir un permis de
construire, construire du logement, et vendre la propriété bâtie. Le
site a de la valeur, près de Naharia et d'Acre, et se vendra à prix
d'or, malgré la crise, dit-il.
Après une poignée de mains, je pris congé de lui, des Thaïs en sueur,
des champs verts, des monts du Liban au nord, cachant les camps de
réfugiés où résident les habitants d'origine d'az-Ziv, aux montagnes de
Galilée à l'est, où est située la ville russe de Maalot. Je fis du stop
pour Nahariya, et de là, pris un train pour rentrer chez moi, à Jaffa.
Le train transportait quelques Africains, probablement des immigrants
illégaux à en juger par leurs mines timides. Une équipe de maçons
roumains se gorgeait de bière et rotait bruyamment. Ils étaient importés
de leur pays paupérisé de l'est de l'Europe pour construire les maisons
d'immigrants russes d'un certain âge. Les juifs ne veulent pas être
employés dans le bâtiment, pas plus en Israël qu'en Californie.
Un avocat israélien juif à kippa noire compulsait des papiers dans son
porte-documents entr'ouvert. Un soldat israélien blond armé parlait en
ukrainien, avec ses h fricatifs, à sa corpulente petite amie. Sous ses
yeux admiratifs il exaltait son propre combat héroïque contre des
multitudes de terroristes arabes. Un groupe de marocains discutait de la
fermeture de l'aciérie d'Acre et de leur chances ténues de retrouver du
travail. La crise s'aggrave, dit l'un d'entre eux. C'est aussi mauvais
qu'en 1966.
Le train traversa Haïfa, et je pensais aux centaines de milliers,
peut-être aux millions d'américains, sionistes juifs et chrétiens qui
font pression, prient, font support et paient pour – non, pas pour
l'état juif bâti sur les ruines de la Palestine, comme ils se
l'imaginent. Ce serait déjà assez mal. Mais la réalité est bien pire. Je
pensais aux millions de Palestiniens, pourrissant dans des camps de
réfugiés et en prison, dépossédés, expulsés – victimes non de l'avidité
juive pour la terre, comme ils se l'imaginent, mais de quelque chose de
pire – d'un spectre. L'état juif est un état virtuel qui perd rapidement
ses derniers contacts avec la réalité. Ce spectre d'état tue des gens et
collecte des sous en Amérique; il continue d'avoir quelque infâme
existence, comme l'entité juridique de la "succession du défunt" . Dans
ses champs travaillent des travailleurs immigrés importés, gardés par
des russes et des éthiopiens importés, auxquels les explications sont
données par des professeurs israéliens définitivement détachés à
enseigner dans les universités américaines et par de braves généraux aux
aguets d'une grande relance de la part des fabricants d'armes
américains. Le chômage croît chaque jour, des services vitaux sont en
grève, l'industrie du tourisme s'est effondrée depuis des mois. Des
hôtels clouent les planches et d'autres secteurs de l'économie nationale
sont au bord de l'effondrement. Des israéliens achètent des appartements
en Floride et à Prague, tandis que les maisons en Israël en sont à
mendier pour trouver acheteur. Le désir de Sharon de punir les
palestiniens a le mordant d'en punir sa propre main gauche. Palestiniens
et israéliens sont entremêlés et intriqués, et cette séparation tue
l'économie des deux.
Depuis la lointaine Amérique, Israël semble un état nucléaire géant, le
grand allié des Etats-Unis, un état juif qui est une source de fierté
pour les juifs américains. Un visiteur quitte nos rivages avec un
sentiment renforcé de notre identité et de notre prospérité. Nous seuls,
résidents permanents, savons que c'est un montage de carte postale.
Israël est en train de s'effondrer, à mesure que ses citoyens actifs
émigrent en désespérance, tandis que les généraux achèvent la
destruction du pays. Les palestiniens d'origine sont livrés à un sort
cruel : c'est un spectre qui les tue, un corps sans esprit qui arpente
de sa transe de zombie les couloirs du Congrès et les déserts du
Moyen-Orient.
En vertu de ce spectre, les juifs américains importants étreignent le
moindre penny qui irait à leurs employés et à leurs compatriotes,
rognent les pensions de vieillesse et l'assistance aux enfants,
réduisent le budget de la santé et de l'éducation, tarissent l'aide à
l'Afrique et à l'Amérique Latine, construisent d'improbables coalitions
avec des racistes notoires de l'espèce de Pat Robertson et Jerry Falwell,
exigent la destruction de l'Irak, bénissent le bombardement de réfugiés
afghans, maintiennent les afro-américains dans leurs ghettos, sapent la
société où ils vivent, se faisant des ennemis à eux mêmes et à
l'Amérique. Ces actes seraint déjà assez vils même s'ils pouvaient
rapporter quelque chose à quelqu'un, mais ils sont pires encore, car
accomplis en pure perte.
L'expérience sioniste s'est en pratique effondrée. Elle peut se
poursuivre durant de nombreuses années à venir par acharnement
thérapeutique, comme une légume décérébrée. Elle est capable de tuer des
gens, peut-être même de déclencher la guerre mondiale.
Mais on ne peut la ramener à la vie.
L'état juif d'Israël est un état mental, il n'est qu'une projection de
la mentalité du juif américain. Les ennuis et les problèmes qui s'y
articulent sont des problèmes de juifs américains. Pour les "juifs"
d'Israël, point n'est besoin de ségrégation, de guerre, de sujétion des
autochtones. Nous ne mangeons pas de "bagels" avec du saumon, ne parlons
pas yiddish, ne lisons pas Saül Bellow ou Sholom Aleichem, et nous
évitons les synagogues. Nous préférons la nourriture arabe et la musique
grecque. Il y a dans mon voisinage sept charcutiers pour un boucher
cachère. Quarante pour cent des mariages de Tel-Aviv se font en dehors
des institutions juives : les jeunes israéliens préfèrent aller à Chypre
pour se marier, simplement pour éviter le contact avec les rabbins.
Tel-Aviv est la capitale des homos du Moyen-Orient, bien qu'il faille,
selon les lois juives, exterminer les homosexuels.
Si les juifs américains ne soudoyaient pas les israéliens à grande
échelle, tout simplement nous oublierions la diaspora et nous nous
fondrions au sein du Moyen-Orient hospitalier. S'ils continuent à nous
arroser, ils nous sauront gré de leur faire en retour montre d'un peu de
judaïté.
En illusion, nous sommes passés maîtres vendeurs, et tant qu'il y aura
acheteur, nous fournirons. En 1946, un groupe de chargés de mission des
quatre coins du monde vint en Palestine sous l'égide de l'ONU. Ils
étaient envoyés pour préparer le terrain en vue du partage des terres.
Entre autres lieux, ils vinrent au kibboutz le plus méridional, Revivim
dans le Néguev aride, et traversèrent un superbe massif de roses,
d'anémones, et de violettes, devant le bureau du kibboutz. Dans leur
rapport, les membres de la délégation firent part de leur stupéfaction
et décrétèrent "les juifs font fleurir le désert, donnons-leur le
Néguev".
Sitôt partis, les jeunes gens du kibboutz sortirent et retirèrent les
fleurs du sable : ils avaient acheté des fleurs fraîches le matin même
sur le marché de Jaffa et les avaient plantées comme accessoires pour la
durée de la visite. Cette petite mise de fonds transféra le Néguev avec
ses deux cent mille palestiniens, à l'état juif. La majorité d'entre eux
fut expulsée par delà la frontière nouvellement tracée, dans les camps
de Gaza ou de Jordanie. Ce fut cruel et inutile : même maintenant,
cinquante ans plus tard, la population du Néguev au sud de Beersheba est
plus faible qu'en 1948.
Afin de peupler les terres dépeuplées, le Mossad brisa et terrorisa les
communautés juives d'Afrique du nord. Les juifs furent introduits,
pulvérisés au DDT tueur de poux, et placés dans des camps de réfugiés
qui eurent tôt fait de devenir les villes de Netivot, Dimona, Yerucham.
Ils y sont encore, dans ces villes aux confins du désert nu, pleines de
chômage et de misère, tirant sur les bénéfices sociaux et vouant
probablement moins d'amour que quiconque aux juifs ashkénazes qui
tiennent salon dans les cafés de Tel-Aviv. C'est probablement le seul
endroit sur la terre où il peut vous arriver d'entendre "c'est pitié
qu'on ne t'aie pas brûlé à Auschwitz".
On voit bien que les tours de passe-passe de Revivim, la conquête du
Néguev, l'expulsion des palestiniens, la destruction des communautés
juives du Maroc ont réussi pris un par un, mais ils ont échoué au final
pris dans leur globalité. Les chefs sionistes rêvaient de faire une
Palestine aussi juive que l'Angleterre est anglaise. Ils ont échoué. La
Palestine est aussi juive que la Jamaïque est anglaise.
On est en train de ruiner la terre de Palestine, en ce moment et sous
nos yeux. Ses vieux villages magnifiques sont bombardés à les effacer
des mémoires, les églises se vident de leurs ouailles; les oliviers sont
déracinés. Une telle désolation n'avait pas frappé le pays depuis
l'invasion des Assyriens il y a 2700 ans. Rien ne peut nous consoler en
regard de cette grande destruction, et certainement les gens impliqués –
tant les tueurs israéliens que leurs soutiens juifs américains – seront
damnés pour l'éternité.
Restera, en marge des futurs livres d'Histoire, une étrange ironie : les
dirigeants juifs ont commis tous ces crimes en vain, et n'en ont tiré
aucun profit. Quand bien même le dernier palestinien serait-il crucifié
en haut du Golgotha, hé bien même cela n'insufflerait pas la vie au
virtuel état juif d'Israël.