Le loup, l’agneau et le serpent Ouroboros
par Israël Shamir
on shamireaders, 20.07.2003
shamireaders@yahoogroups.com
[Pourquoi ne pas appliquer partout la Solution à Deux Etats
proposée par Avnery, dès lors qu’elle serait réalisable en Palestine ?…]
Ayant souvent l’occasion de rencontrer Uri Avnery lors de
manifestations en Israël et dans des villages palestiniens, j’en suis venu à
admirer tant l’octogénaire ingambe que le symbole du camp israélien de la paix.
Mais j’aime encore plus le lire, pour sa plume déliée et sa faconde capable de
rendre digestes jusqu’aux idées les moins acceptables qui soient.
Bertolt Brecht a écrit : un propagandiste idéal pourrait faire
lécher de la moutarde à un chat, fût-ce en administrant au pauvre animal un
lavement à la moutarde. Le dernier article d’Avnery, intitulé L’Etat bi-national
[1] est un exercice du même genre : il veut nous voir aimer et admettre l’Etat
juif, car (prétend-il), le sort des Palestiniens serait (encore) pire, n’eût-il
existé.
Pourquoi serait-il préférable, pour les Palestiniens, d’être
enfermés dans leurs minuscules enclaves, plutôt que d’être les citoyens égaux de
la Palestine dans son entièreté ? En une pirouette périlleuse, Avenery marque
une nouvelle révolution dans le discours public et proclame : les juifs ne
peuvent vivre avec des non-juifs. Le Juif et le Goy sont comme le loup et
l’agneau ; si vous voulez que le Loup habite avec l’Agneau, prière de fournir un
nouvel agneau chaque jour. Il y avait, j’imagine, une petite divergence
d’opinion sur qui des deux était un loup (les sionistes classiques
revendiquaient la peau du mouton), mais Avnery ne nous laisse aucun doute
possible : s’ils vivent ensemble, le Goy se fera avoir par le Juif. Selon ses
propres termes, « Dans un Etat commun, s’il doit y en avoir un jour, les Juifs
domineront l’économie et la plupart des autres aspects de l’état, et ils feront
tout afin de préserver leur situation. »
Eh bien, dites-moi : n’est-ce pas là ce que pensent bien des
gens, dans bien des pays ? Ils font remarquer la domination juive sur Hollywood
et les médias, ainsi que dans la banque et les finances, depuis Moscou, avec ses
oligarques, jusqu’à New York et Washington, et ils concluent, à l’instar d’Avnery :
les juifs ne peuvent vivre dans un seul Etat avec les non-juifs, car les juifs
finiront par dominer l’économie et la plupart des autres manifestations de l’Etat
[2]. Généralement, ces gens en appellent au transfert des juifs, eux aussi.
Toutefois, jusqu’à la publication récente de l’article sismique d’Avnery, cette
opinion était efficacement bannie de la grande majorité des sites Internet et
des médias imprimés. Aujourd’hui, Counterpunch a mis cette opinion à la
disposition du lecteur averti, et aucun des affidés du gang de l’AntiDefamation
League n’a exprimé ni choc ni dissentiment. Et il est de fait que si vous
soutenez le sionisme, vous pouvez exprimer toutes les opinions possibles et
inimaginables, même celle voulant que « les juifs ne peuvent vivre dans un même
Etat avec des non-juifs. »
L’Etat juif d’Amérique (Jewish State of America – JSA) n’a pas
besoin d’être d’un seul tenant : il peut utiliser le modèle créé par les juifs
pour les goyim de Palestine. Toutefois, les citoyens des JSA ne devraient pas
avoir le droit de voter aux Etats-Unis, ni d’influencer le discours politique de
ce pays, ni d’y détenir des biens, afin d’obtempérer pleinement aux idées
d’Avnery sur la Palestine. Leurs propriétés à l’extérieur des frontières doivent
être traitées de la même manière que l’Etat juif en Palestine a traité les biens
des Gentils. Cela résoudra le principal problème qui se dresse sur le chemin de
la démocratie en Palestine, telle que portraiturée par Avnery, à savoir le fait
que « la juiverie américaine détient une immense puissance politique, économique
et médiatique, et elle n’est pas prête à y renoncer avant longtemps ». La
puissance de la juiverie américaine, confinée à l’intérieur des frontières des
JSA, importerait peu au reste du monde. Cela résoudra le second problème soulevé
par Avnery : « Les Arabes sont de plus en plus les marionnettes de l’Occident »
car, les juifs ayant été précautionneusement enfermés dans les JSA, les
Etats-Unis pourront s’occuper de leurs propres intérêts et deviendront les
meilleurs amis des Arabes.
Si cela ne suffisait pas, des Etats juifs peuvent être créés
ailleurs, aussi (pourquoi pas ?) : l’Etat juif de France, l’Etat juif de Russie,
l’Etat juif d’Allemagne… car l’approche avnérienne de la Palestine renferme un
message universel. (Les Allemands ont, effectivement, tenté de créer un Etat
juif en Pologne, probablement pour les mêmes raisons altruistes ?)
C’est alors que nous serons à même de déconstruire l’Etat juif
en Palestine. Les nationalistes juifs extrémistes des colonies feront leur
baluchon et prendront le chemin du retour vers Brooklyn (qui fera, n’en doutons
pas, partie intégrante des JSA…), tandis que des millions d’habitants ordinaires
de la Palestine, d’origine juive ou autre, pourront vivre ensemble en paix.
II
En effet, la construction astucieuse d’Uri Avenery est bâtie sur
un mirage.
Avnery dit : « D’après l’idée bi-nationale, le territoire situé
entre la Méditerranée et le Jourdain – la Palestine / Eretz Israel – constituera
à nouveau un seul Etat, comme à l’époque du Mandat britannique, avant 1948. »
Mais il ne s’agit absolument pas d’une « idée » novatrice : c’est la seule et
triste réalité existant sur le terrain. L’Etat d’apartheid réellement existant
occupe le territoire, si bien que cet Etat doit être démocratisé, et non pas
créé (ça, c’est déjà fait…)
Il dit aussi : « A la base, il s’agit d’un clash entre le
mouvement sioniste et le mouvement national arabo-palestinien, c’est une guerre
entre deux peuples nationalistes ». Voilà une tentative de créer un symétrie là
où n’y en a aucune. Les Palestiniens sont un peuple réellement existant, doté de
sa langue, de sa littérature, de sa culture, cultivant ses oliviers sur ses
propres terres. Ils n’ont que faire du nationalisme. Les « juifs d’Israël » ne
sont rien, sans leur idéologie sioniste, méli-mélo d’immigrants divers dépourvus
d’un quelconque élément unifiant. C’est la raison pour laquelle la comparaison
établie par Avnery avec Chypre, la Yougoslavie, la Russie ou le Canada est
trompeuse. Désionisés, les « juifs d’Israël » deviendraient des Palestiniens, à
l’instar des juifs américains, lesquels, désionisés, deviendraient tout
simplement des Américains. Mais en aucun cas ils ne peuvent créer une nouvelle
nation.
Non seulement la position d’Avnery est immorale, puisqu’il
préconise l’égalité pour les juifs partout ailleurs qu’en Palestine – et leur
suprématie, en Palestine – mais un Etat juif est une impossibilité, car dans
tout Etat, il faut bien que quelqu’un bosse. Et je n’entend pas par là
« travailler » dans la publicité, les soldes, l’immobilier et les services
d’espionnage et de surveillance. Dans l’Etat juif établi en (sur la ?)
Palestine, qui bosse ? Les Palestiniens, et des Chinois, des Thaïs et des Russes
importés !
Le montage de bric et de broc s’effondre. La communauté russe
d’Israël, forte d’un million d’âmes, est de plus en plus agitée. « Les élites
israéliennes nous ont mis sur la paille. Ils ont sucé notre sang au moyen de
leurs projets immobiliers ; ils nous tiennent avec leurs prêts hypothéqués, tout
en nous tenant à distance de toutes les positions de réelle influence dans la
société », écrit dans un éditorial Globus, un hebdomadaire russe habituellement
docile. Tout aussi remuants sont les Nord-Africains, représentés par la « marche
des mères isolées », car les néolibéraux Bibi Netanyahu et Ariel Sharon ont
détourné l’approche habituelle qu’ont les juifs des goyim et l’ont appliquée à
l’intérieur de l’ainsi dénommée « communauté juive » afin d’en pressurer jusqu’à
consommation finale les éléments les plus faibles.
Le Loup a (encore) à manger ; lorsqu’il n’aura plus d’agneaux,
il se bouffera lui-même, en commençant par sa queue, plus faible. Ce ne sera
plus un Loup, mais plutôt un Ouroboros, ce serpent emblématique de l’Egypte et
de la Grèce antiques, représenté la queue dans la gueule et se dévorant lui-même
indéfiniment. Désormais, l’Ouroboros juif s’est d’ores et déjà dégluti lui-même
jusqu’au cou. La solution « à deux Etats » d’Avnery est une manière de renforcer
les positions de contrôle de la vieille élite ashkénaze, mais elle ne tient pas
la route. La création de l’Etat juif fut une expérience géante, qui a apporté la
preuve de la futilité d’une telle idée. Elle a démontré elle même, par
l’absurde, son inanité et elle a révélé la véritable dichotomie du monde : non
pas les juifs par opposition aux Gentils, mais les Loups par opposition aux
Agneaux. Au lieu de créer un Etat des Loups, nous devons édenter les loups et
vivre pacifiquement ensemble – en Palestine, aux Etats-Unis, en France et
partout ailleurs.
III
Trop d’éléments, dans les écrits d’Avnery, viennent nous le
rappeler : le sionisme et le nazisme sont nés d’un même désir de combattre le
communisme. Il écrit :
« Le vingtième siècle a connu plusieurs « utopies » qui ont
causé de terribles désastres. La vision communiste, par exemple, était basé sur
la présomption qu’un être humain parfait existe ou que les êtres humains sont
perfectibles. Elle s’est fracassée sur la réalité des êtres humains, qui sont
imparfaits. Comme me le dit un jour le dirigeant (est) allemand post-communiste
Gregor Gysi : « Nous avons tenté d’imposer un système parfait à des êtres
humains imparfaits. Aussi avons-nous dû essayer de l’imposer y compris au moyen
de la force. » C’est ainsi qu’un système de terreur vit le jour, et des millions
de personnes furent exterminées, depuis l’Ukraine jusqu’au Cambodge ».
Comme si le système ô combien imparfait des adorateurs de
Mammon, repus de consumérisme, d’égoïsme et d’aliénation, n’avait pas été imposé
par la force ! Comme si le système de terreur instauré par les Etats-Unis
n’avait pas massacré des millions d’êtres humains depuis Hiroshima jusqu'au
Guatemala ! La préférence que manifeste Avnery pour l’anti-utopie sioniste me
rappelle cet homme qui préféra épouser une mocheté au motif que la beauté est
périssable !
Le sionisme est éminemment protéiforme. Il étend ses propagules
dans toutes les options philosophiques. Il est représenté à l’extrême droite,
qui dit « Sauver Israël est encore plus essentiel que défaire la gauche », et
« Nous ne devons à aucun prix baisser la garde dans notre bataille contre le
marxisme culturel, mais plus urgente encore que la guerre contre le marxisme est
la nécessité de sauver Israël de ses propres dirigeants et de sa destruction
totale [3] ». Il est présent dans la gauche, qui dit : « La cause d’Israël est
la quintessence de la lutte marxiste de libération [4] ». Il est représenté par
Jared Israel et une pléthore d’autres « libertaires », par les anarchistes d’Antifa,
par les analystes financiers du Wall Street Journal et par certains
pseudo-communistes d’Europe orientale, vieux potes de feu Robert Maxwell, agent
notoire du Mossad. Si le sionisme n’était pas représenté dans la lutte
extrêmement importante – primordiale – pour la Palestine, cela serait bien
étonnant. Hélas, l’article d’Avnery confirme que le brave homme est un
représentant de la ligne sioniste dans le camp de la paix. Cela ne doit
aucunement nous surprendre, dès lors qu’il a attaqué un quotidien israélien qui
l’avait qualifié de « non sioniste » et qu’il a gagné son procès ! Facétieux,
Uri Davis l’a qualifié « d’unique citoyen juif de l’Etat d’Israël à même de
produire un procès-verbal d’un tribunal attestant de ses références
sionistes » !
Il existe un camp de la paix israélien non sioniste. En même
temps que paraissait l’article d’Avnery, une de ses amies et membre du mouvement
Gush Shalom, qu’il a créé – Yehudith Harel, de Tel-Aviv – a publié un appel
passionné au retour des réfugiés palestiniens chez eux : « Cette ressource
humaine, magnifique et riche, pourrait non seulement dynamiser l’économie
locale, mais contribuerait, de surcroît, à notre richesse et à notre diversité
culturelles », a-t-elle écrit. Mme Harel soutient l’Etat Unique, et elle en
appelle à la « désionisation d’Israël, à l’égalité et au rejet de l’apartheid ».
Il y a beaucoup d’Israéliens moins connus et moins privilégiés qui n’ont rien à
faire dans l’Ouroboros autophage. Il faut les fédérer.
La création d’une version palestinienne de l’ANC de Mandela est
de première urgence : elle intégrerait toutes les forces non élitistes dans un
front uni. Le leadership palestinien autochtone devrait abandonner sa vaine
quête de la Fata Morgana de l’ « Etat palestinien indépendant » et assumer la
position clé dans cette nouvelle alliance.
[1]
http://avnery-news.co.il/english
[2]
http://www.calvin.edu/academic/cas/gpa/ley3.htm
[3]
http://sm.org/exegesis
[4]
http://www.g0lem.net/PHP/phpnuke/modules.php?name=Content&pa=showpage&pid=15
|