Les Fleurs
De Galilée
Quand, en
1543, poussés par les typhons, les goélettes portugaises approchèrent
des côtes du Japon, les marins ébahis n’en crurent pas leurs yeux : en
cette chaude journée de printemps, l’île tropicale , ohé du navire !
était couverte de neige. Ils avaient devant eux la Septième merveille du
Monde, mais bien réelle celle-là : les fleurs du sakura, le cerisier
sauvage du Japon. Dès que les cieux bienveillants offrent à la Terre ce
don saisonnier, les Japonais oublient femmes et enfants, devoirs,
patrons et factures. Ils se contentent de s’asseoir sous les arbres en
sirotant du saké et en écrivant des poèmes aussi brefs que lapidaires.
C’est la rai
n pour laquelle, ces jours-ci, laissant derrière moi les problèmes des
hommes, je vais m’asseoir sous la nuée blanche d’un arbre et m’émerveiller
devant les fleurs roses et blanches des amandiers qui couvrent les collines
de Galilée. Cette délicate floraison, qui est notre version à nous du sakura
japonais, nous permet de nous perdre dans la contemplation des fleurs. Un
arôme de miel flotte dans l’air, les cieux sont d’un bleu limpide. Les
marguerites jaunes ondulent au-dessus de l’herbe verte, luxuriante, qui
tapisse le sol au pied de ces merveilles d’amandiers, semée de cyclamens
mauves et d’anémones pourpre. La toile de fond nous est fournie par l’énorme
masse neigeuse du Djebel ash Cheik (Mont Hermon) qui trône dans toute sa
gloire. La Palestine est sœur du Japon. Ces deux terres accidentées sont le
pays de montagnards têtus, entièrement voués à leurs coutumes et qui ne
remettraient jamais en question leurs façons de faire.
Si les deux
paysages présentent beaucoup de similitudes, il existe néanmoins des
différences. La colline sur laquelle nous sommes assis, toute blanche
telle l’écume de la mer à Jaffa, abrite les ruines d’un village. Si nous
étions au Japon, les alentours bourdonneraient de vie. Mais le village
de Birim est mort depuis cinquante ans. Il demeure beau, même dans la
mort, comme le corps d’Ophélie descendant le fleuve flottant dans le
tableau de Millais, peintre de la confrérie des préraphaélites. Ce n’est
pas la guerre qui a réduit ce village en cendres. Ses habitants, des
chrétiens, ont été expulsés de leurs maisons bien après la guerre de
1948. On leur a dit de partir, une semaine ou deux, pour des raisons de
« sécurité ». Ils ne pouvaient que faire confiance aux officiers
israéliens, alors ils sont partis. Leur village a été dynamité et leur
église entourée de fil de fer barbelé. Ils sont allés devant les
tribunaux israéliens, ont interpellé le gouvernement, des commissions
ont été créées et des pétitions signées. Mais rien n’y a fait. Depuis un
demi-siècle, ils vivent dans les villages voisins et, les dimanches, ils
continuent de se rendre dans leur église. Leurs terres ont été saisies
par leurs voisins juifs. Pourtant, ils continuent d’amener leurs défunts
dans le cimetière de l’église pour les enterrer sous le signe de la
croix.
Jusqu’à
l’arrivée de l’armée israélienne, ce village en ruines et son église
orpheline abritaient les paysans chrétiens de Birim qui, pendant des
siècles de gouvernement ottoman, avaient vécu en paix avec leurs voisins
musulmans de Nebi Yosha et l’antique communauté juive sépharade de Safed,
toute proche. Ce petit Guernica de Galilée pourrait à lui seul remettre
en question le mythe d’une civilisation judéo-chrétienne qui se serait
opposée au « monstre » de l’Islam. C’est sur ce mythe que s’appuie le
mouvement chrétien pro-sioniste qui compte, parmi ses plus fervents
défenseurs, un ami de Mark Rich, citoyen new-yorkais de fraîche date :
Bill Clinton.
Les problèmes
que connaît le Proche-Orient sont suffisamment horribles sans qu’il soit
besoin de dénigrer systématiquement les musulmans comme cela se fait
aujourd’hui. Les pontes pro-israéliens du New York Times se plaisent à
citer des versets sur la Jihad, qui vous font froid dans le dos, à
ressasser les antiques traditions des guerres et des persécutions
religieuses pour « prouver » la cruauté et l’intolérance de l’Islam.
Barbara Amiel, charmante dame de la haute société londonienne
d’ascendance juive, s’en fait l’écho. Sotto voce, elle écrit des
articles dans lesquels elle parle de l’Islam qui « exclut » et de la «
modération » des juifs. Le lobby pro-israélien fait feu de tout bois
pour inciter à la haine. Avant la création d’Israël, on peignait les
cheiks arabes comme des héros romantiques dans les films que tournait
Rudolf Valentino. Aujourd’hui, les producteurs pro-israéliens
d’Hollywood tournent, avec la délicatesse de Edward D. Wood Junior, des
films de propagande dans lesquels on voit des terroristes musulmans mal
rasés. Ce nouveau préjugé est amplifié au centuple par le Congrès des
chrétiens sionistes qui revendique « une protection pour les chrétiens
de Palestine contre les persécutions des musulmans ! » (sic). De toute
évidence, ces gens-là ne se sont jamais promenés parmi les ruines de
Birim.
A l’instant,
un autre courrier électronique m’arrive sur mon portable, cette fois-ci
il vient de Gaza. Une jeune américaine de San Francisco, Alison Weir,
échappe aux balles israéliennes, réconforte des gamins palestiniens
terrorisés et écrit : « le problème c’est que, quand on connaît la
vérité, elle est bien trop cruelle, bien trop diamétralement opposée à
ce que l’on croyait et à ce que tout un chacun continue de croire qu’il
exprime. Le mensonge est trop gros, la répression trop absolue, la vie
des Palestiniens trop horrible pour qu’on puisse écrire à leur sujet de
façon raisonnable ».
Alison a
parfaitement raison. On nous ment de façon éhontée quand on nous demande
de faire couler le sang des musulmans. L’heure est venue de faire cesser
ces calomnies. Je ne crois pas que les problèmes du Proche-Orient aient
quoi que ce soit à voir avec la religion. Maintenant, si les partisans
d’Israël veulent réveiller le spectre endormi de l’intolérance
religieuse pour inciter les chrétiens à s’élever contre les musulmans,
sachons peser le pour et le contre.
Si ces
chrétiens pro-sionistes se préoccupent du Christ et pas seulement de
Sion, apprenons-leur quels sont les sentiments des musulmans et des
juifs à son égard. Dans un long article paru dans l’un des principaux
journaux israéliens, Haaretz, Rami Rozen a expliqué la manière dont les
juifs voyaient traditionnellement les choses : « Aujourd’hui, les juifs
éprouvent à l’égard de Jésus la même chose que ce qu’ils éprouvaient au
IVe siècle ou au Moyen Âge : non pas de la crainte mais de la haine et
du mépris ». « Pendant des siècles, les juifs ont dissimulé leur haine
de Jésus au regard des chrétiens, et cette tradition se perpétue encore
aujourd’hui ». « Jésus nous dégoûte et nous répugne » a affirmé un grand
penseur moderne de la religion juive. Rozen précise que cette «
répulsion n’est plus seulement le fait des juifs orthodoxes mais qu’elle
s’est répandue dans l’ensemble de l’opinion publique juive ».
Selon un
article du journal local de Jérusalem, Kol Ha-Ir, la veille de Noël, les
Hassidim ont pour habitude de ne pas lire les Livres saints de crainte
que cela permette à Jésus d’échapper au châtiment éternel (d’après le
Talmud, Jésus brûlera éternellement dans les chaudrons de l’enfer).
Cette tradition allait s’éteindre mais les Hassidim de Habad, fervents
nationalistes, l’ont remise au goût du jour. Je me souviens encore de
ces vieux juifs qui crachaient en passant près d’une église et
maudissaient les défunts en passant près d’un cimetière chrétien. L’an
dernier, à Jérusalem, un juif a décidé de faire revivre la tradition. Il
a craché devant la sainte Croix que portaient des processionnaires
traversant la ville. La police lui a épargné des problèmes plus graves
mais le tribunal l’a condamné à verser une amende de 50 $, bien qu’il
ait prétendu s’acquitter simplement de son devoir religieux.
L’an dernier,
le tabloïde à plus fort tirage d’Israël, Yedioth Aharonoth, a repris
dans ses Annales le Toledoth Eshu, prononcé juif anti-Évangiles datant
du Moyen Âge. C’était la troisième fois que ce texte était réédité, avec
sa parution dans un journal. Si l’Évangile est le livre de l’amour,
Toledoth est le livre de la haine contre le Christ. Le héros de cet
ouvrage est Judas, qui a raison de Jésus en souillant sa pureté. D’après
le Toledoth, Jésus a été conçu dans le péché, ses miracles sont pure
sorcellerie, et sa résurrection rien d’autre qu’un stratagème.
A propos de la
mort de Jésus, Joseph Dan, professeur de mysticisme juif à l’université
hébraïque de Jérusalem, écrivait que « les apologues modernes de la
tradition juive, dont l’Église, après bien des hésitations, a emboîté le
pas, préféraient blâmer les Romains. Mais, au Moyen Âge, les juifs n’ont
pas voulu refiler le problème à d’autres. Ils se sont employés à prouver
que Jésus devait être tué et étaient fier qu’il l’eût été. Les juifs
haïssent et méprisent le Christ et les chrétiens ». De fait, ajoute
Joseph Dan, tout porte à croire que ce sont les ennemis juifs de Jésus
qui sont à l’origine de son exécution.
Encore
aujourd’hui, en Israël, les juifs évoquent Jésus en utilisant le terme
péjoratif de Yeshu (et non Yeshua), ce qui signifie « maudit soit son
nom ». Une querelle est née pour savoir si c’est son nom qui est devenu
un juron ou l’inverse. Dans un jeu de mots du même ordre, on appelle
l’Évangile « Avon Gilaion », le Livre du péché. Ce sont les mots tendres
dont les amis des chrétiens sionistes qualifient le Christ.
Qu’en est-il
des musulmans ? La plupart le vénèrent et l’appellent le « Verbe de Dieu
», « Logos », « le Messie » et, en tant que prophète, le considèrent
comme « le Messager de Dieu » dans la lignée d’Abraham, de Moïse et de
Mahomet. De nombreux chapitres du Coran racontent l’histoire de Jésus,
né d’une Vierge, et de sa persécution par les juifs. Sa vénérée mère
fait l’objet d’admiration et l’Immaculée Conception est l’un des
principes fondamentaux de l’Islam. Le seul nom du Christ glorifie
l’édifice aux dômes dorés du Haram as Sharif. Selon la foi musulmane,
c’est en ces lieux que le fondateur de l’Islam a rencontré Jésus et
qu’ensemble, ils ont prié. Les Hadiths, qui disent la tradition
musulmane, affirment, au nom du Prophète : « Nous ne vous interdisons
pas de croire en Christ, nous vous l’ordonnons ». Les musulmans
assimilent ce prophète à Paraclet, l’intercesseur (Jean 14:16) dont
Jésus avait prédit l’avènement. Ils vénèrent des sites associés à la vie
de Jésus : le lieu de l’Ascension, le Tombeau de Lazare et le Saint
Sépulcre sont situés à proximité d’une mosquée et les Chrétiens peuvent
y accéder sans difficulté.
ns
n’assimilent pas Jésus à Dieu, ils le proclament comme le Messie, l’Oint,
le Résidant en Paradis. Familière aux Nestoriens ainsi qu’à d’autres
Églises des premiers temps de la Chrétienté, mais rejetée par le grand
courant du Christianisme, cette idée religieuse a ouvert la porte par
laquelle se sont engouffrés les juifs qui ne parvenaient pas à se
départir de la notion de monothéisme absolu. C’est la raison pour
laquelle, au VIIe siècle, de nombreux juifs et chrétiens palestiniens
ont embrassé l’Islam et sont devenus des Palestiniens de confession
musulmane. Ils sont restés dans leurs villages ; ils n’ont pas quitté la
Pologne ou l’Angleterre, ni appris le yiddish, ils n’ont pas étudié le
Talmud. Ils ont continué de faire paître leurs troupeaux et de planter
des amandiers. Ils sont restés fidèles à leur terre et à l’idée suprême
de la fraternité entre les hommes.
Au sud
d’Hébron, dans les ruines de Susiah, on peut voir comment, en l’espace
de deux siècles, une synagogue s’est lentement transformée en mosquée, à
mesure que la population troglodyte, toute proche, abandonnait sa foi
exclusive dans les sorciers babyloniens et adoptait l’Islam. Ces
pasteurs sont toujours là et continuent de vivre dans les mêmes grottes.
L’an dernier, à deux reprises, l’armée israélienne a essayé de les en
expulser pour laisser plus d’espace aux nouveaux colons venus de
Brooklyn.
Pourquoi, en
cette saison de floraison des amandiers, suis-je en train de ruminer sur
le sujet sensible de l’attitude des juifs et des musulmans envers le
Christ ? Parce que quelqu’un doit arrêter l’engrenage de la haine activé
par les partisans d’Israël. Parce qu’on se sert du langage codé «
judéo-chrétien » pour justifier les barbelés autour de l’église de Birim
et l’encerclement de Bethléem par les chars. Parce que c’est un devoir
d’ôter l’obstacle sur le chemin emprunté par les aveugles.
Les chrétiens
pro-sionistes sont pour la plupart des âmes simples mal guidées, des
gens remplis de bonnes intentions quoique peu avertis. Ils croient «
soutenir les juifs » quand ils promeuvent l’esprit de haine contre le
Christ chez les juifs. Ce n’est pas par hasard qu’un héraut de la Bible
sioniste, Léon Uris, l’auteur «d’Exodus », conservait dans sa chambre
une affiche proclamant « Nous avons crucifié le Christ », ni qu’hier, à
un barrage routier sur la route menant à Bethléem, un soldat israélien
m’a affirmé « Nous affamons les sauvages », en parlant des chrétiens
originaires de la ville de la Nativité. Ce n’est pas davantage un hasard
si l’Évangile a fait l’objet d’un autodafé en Israël alors que les
textes critiquant l’Évangile foisonnent, ni que les nouveaux immigrants
juifs embrassant la foi chrétienne sont persécutés et déportés, ni que
tout prosélyte de la foi chrétienne en Israël peut être jeté en prison
aux termes des nouvelles lois anti-Christianisme, ni que les
archéologues israéliens font disparaître à tout jamais les lieux saints
et les vestiges du Christianisme en Terre sainte.
Aux dirigeants
du mouvement chrétien pro-sioniste, qui savent forcément ce qu’il en est
mais qui mènent leur innocent troupeau sur le chemin de l’Antéchrist, je
dirai ceci : « quiconque entraînera la chute d’un seul de ces petits qui
croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une
grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer »(Mt 18:6).
A mes frères
en judéité, je dirai que nous ne sommes pas liés par les opinions des
juifs du Moyen Âge. Tout juif est libre de se déterminer et de décider
s’il veut prier pour l’éradication des Gentils ou partager la
bénédiction de la Terre sainte avec les villageois de Birim et de
Bethléem. Au sein du peuple juif, il y a toujours eu des descendants
spirituels des prophètes qui souhaitaient amener la paix et la
bénédiction sur tous les enfants d’Adam. Aussi vrai que fleurira cet
amandier, en vous se réalisera la prophétie : « Tu recevras plus de
bénédictions que tous les peuples ».(Deut. 7).