les jumelles de Madame Klein
par Israël Shamir
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Jaffa, le jeudi 2 mai 2002
Les jumelles, c’est bien pratique.
Généralement, on s’en sert pour examiner des objets éloignés. Mais
certains s’y entendent pour les prendre à l’envers et transformer un
objet tout proche et menaçant en une petite chose insignifiante, dans le
lointain... Cette manoeuvre, relevant de l’enfantillage, a été faite par
Naomi Klein, auteur du best-seller "No Logo", dans une lettre au
quotidien de Toronto (Canada), The Globe and Mail [1]. Sous sa plume
magique, le groupe de personnes le plus puissant de toute l’Amérique du
Nord, propriétaires de la quasi-totalité des médias canadiens et
américains et d’un patrimoine immobilier quasi illimité, a été
métamorphosé en une poignée de Juifs terrorisés, venus trouver refuge
dans quelque synagogue reléguée, pour y sauver leur peau. Il faut un
certain temps avant de réaliser qu’elle écrit à propos de gens que nous
connaissons, et qui vivent à l’époque où nous vivons, et non de quelque
événement survenu au Moyen-Age.
Madame Klein écrit : “La plupart des Juifs ont tellement peur qu’ils
sont prêts aujourd’hui à faire tout et n’importe quoi afin de défendre
la politique d’Israël”. La seconde partie de sa phrase est vraie. Nous
savons que la plupart des Juifs sont prêts à absolument tout pour
défendre, soutenir et faire la promotion de l’épuration ethnique en
Palestine. Ils sont prêts à le faire en permanence. Ils ont voué aux
gémonies Paul Wolfowitz, le plus assoiffé de sang de l’équipe de choc
néo-libérale, parce qu’il n’était pas suffisamment assoiffé de sang.
Dans la synagogue moyenne, on considère que Sharon est quelqu’un d’un
peu trop gentil pour sa fonction, qu’il est en quelque sorte une sorte
de gauchiste de l’ombre. Mais la peur n’a rien à voir là-dedans :
aujourd’hui, les Juifs n’ont rien à craindre. Ils disent
et font ce qu’ ils veulent, sans se retourner en arrière. La tradition
juive interdit de maltraiter les Goyim, mais seulement dans la mesure où
ce mauvais traitement pourrait faire ricochet et mettre en danger un
juif. Apparemment, aujourd’hui, les Juifs ne se sentent absolument pas
menacés. Il y a quelques jours, je suis allé à une réunion de solidarité
juive, à Brighton Beach, près de New York. Les Juifs y honoraient Yvet
Lieberman, un ministre israélien qui a quitté le gouvernement Sharon en
protestation contre l’approche libérale de Sharon. Ils ont claqué un
fric monstrueux, dressé des écrans géants et établi des liaisons
satellites afin de proclamer leurs sentiments de manière non-équivoque.
Mais ce n’est pas la peine d’aller dans une réunion publique : ouvrez un
journal juif, depuis le quotidien israélien Ha’Aretz jusqu’à l’
hebdomadaire américain Jewish Week, et un flot de haine absolue vous
sautera en pleine gueule.
Cela n’est pas nouveau : il y a dix ans de cela, Danni Rubinstein,
journaliste libéral israélien, se plaignait du fait que les juifs
américains soutiennent invariablement les forces nationalistes les plus
extrémistes en Israël. Les Juifs américains ne font pas exception : les
Juifs d’Angleterre et de Russie passent leur temps à braire pour
réclamer du sang goy, eux aussi. Apologiste avertie, Madame Klein
préfère expliquer cet encouragement criminel et coupable au meurtre de
masse par leur “peur”...
Elle aurait fait une excellente avocate, à Nuremberg. En effet, qui n’a
pas peur ? Comme l’a écrit le Dr. Nolte, les atrocités nazies ont été
causées par la peur du communisme russe. Les atrocités des communistes
ont été causée par leur peur de l’agression impérialiste, etc. En d’
autres termes, la peur n’est pas une excuse. S’ils ont peur, ils peuvent
aller consulter leur psy, au lieu de soutenir un génocide. Madame Klein
élabore un syllogisme : les Juifs soutiennent Sharon parce qu’ils ont
peur. Donc, luttons contre l’antisémitisme, et le problème sera résolu.
Hélas, sa conclusion est aussi faible que sa prémisse. Sharon n’utilise
pas la peur des Juifs, il mobilise le chauvinisme juif, et notamment
celui de Madame Klein. Dans son livre, No Logo, elle nous dit que son
action politique a commencé avec la défense des riches Juifs qui étaient
sous-représentés dans les conseils d’administration de leurs sociétés.
Cela s’est terminé par la défense des partisans de Sharon. Aujourd’hui,
la plupart des Juifs parlent d’une seule voix, depuis la “gauche” de
Naomi Klein jusqu’à la “droite” de Barbara Amiel. Pour eux, il n’y a ni
Gauche, ni Droite. Il n’existe que les intérêts ethniques
des Juifs. Madame Klein remue beaucoup de vent au sujet de quelques
synagogues endommagées. Nous n’avons pas entendu d’elle ni de ses amis
un mot de protestation contre le siège de l’Eglise de la Nativité à
Bethléem, ni contre la destruction de l’ancestrale Grande Mosquée de
Naplouse. Pas un mot ! J’imagine ce qui se passerait si une synagogue
était assiégée et si ses occupants mouraient de faim et sous les tirs,
comme à Bethleem. Mme Klein exige de nous que nous nous occupions de
synagogues. Les synagogues sont utilisées pour collecter de l’argent
pour financer l’ offensive de Sharon. C’est en général dans des
synagogues que Netanyahu et autres monstres font leurs discours à leurs
fidèles. Alors que les églises et les mosquées sont détruites par la
guerre, il faudrait que les synagogues soient en paix ? Les synagogues
sont loin d’être neutres, et Mme Klein l’admet : “dans la synagogue de
mon quartier”, écrit-elle, “l’inscription, sur la porte, dit : “Soutenez
Israël... aujourd’hui plus que jamais”
Et voilà qu’aujourd’hui - après le massacre de Jenine, après l’attaque
contre Bethleem, après la destruction massive de Ramallah et d’Hébron,
ils veulent soutenir Israël plus que jamais. Sans leur soutien, Sharon
serait totalement incapable de commettre ses atrocités. Sans leur
soutien, Israël se rétrécirait à sa taille normale. A mon avis, ces gens
ne doivent pas être protégés, comme s’il s’agissait d’un petit groupe
minuscule de dévots. Ces gens extrêmement puissants et influents doivent
être traités avec une rigueur extrême. Il n’y a aucun danger d’agression
raciste contre des Juifs pacifiques, et c’est bien comme ça. Le niveau
actuel de mariages mixtes et de rapports sociaux (intercommunautaires)
exclut une telle possibilité. Même Jean-Marie Le Pen a un gendre juif,
Samuel Maréchal, et il est très ami avec un Juif, Jean-Claude Martinez.
Tant Maréchal que Martinez sont des membres éminents du Front National.
Mais l’état juif extra-territorial, l’extension outre-mer d’Israël, doit
être montré du doigt comme perpétrateur d’atrocités.
Note : [1] De vieilles haines, alimentées par la peur par Naomi Klein
in The Globe and Mail (quotidien canadien) du m
(Naomi Klein est l’auteur de l’ouvrage No Logo.)
J’ai su, grâce à des messages électroniques, que quelque chose d’inédit
était en train de se passer à Washington, le week-end dernier. Une
manifestation contre la Banque Mondiale et le FMI voyait ses rangs
grossis par les membres d’une marche contre la guerre, ainsi que par
ceux d’une manifestation de protestation contre l’occupation des
territoires palestiniens par Israël. Finalement, toutes ces manifs
se sont fondues ensemble, donnant ce que les organisateurs ont pu
qualifier de plus grande manifestation de solidarité avec la Palestine
de toute l’histoire des Etats-Unis, avec quelque 75 000 participants,
selon la police.
Dimanche soir, j’ai allumé la télé dans l’espoir d’avoir un aperçu de
cette protestation historique. Mais ce que j’ai vu, c’est tout autre
chose : un Jean-Marie Le Pen triomphant, célébrant son tout nouveau
statut de deuxième leader politique français en popularité. Depuis lors,
je me pose la question de savoir si la nouvelle alliance des forces, vue
dans (nos) rues, pouvait aussi quelque chose contre cette nouvelle
menace.
En tant que pourfendeuse tant de l’occupation israélienne que de la
globalisation dictée par les trusts, il me semble que la convergence qui
s’est produite le week-end dernier à Washington aurait dû se faire il y
a bien longtemps. En dépit d’étiquettes pratiques, telle “anti-mondialisation”,
les protestations contre le libéralisme, au cours des trois années
écoulées, ont, toutes, tourné autour de l’idée d’ autodétermination : le
droit des gens, où que ce soit, de décider comment organiser au mieux
leur société et leur économie, que cela
signifiât introduire une réforme agraire au Brésil, ou bien produire des
médicaments anti-sida génériques en Inde, ou bien, encore, précisément,
résister à une force d’occupation, comme en Palestine.
Lorsque des centaines de militants anti-mondialisation ont commencé à
affluer à Ramallah afin d’y agir en “boucliers humains” s’interposant
entre les tanks israéliens et les civils palestiniens, la théorie qui se
développait autour des sommets du commerce mondial (GATT) était mise en
application concrète. Ramener cet enthousiasme courageux à Washington,
où la majorité des décisions politiques concernant le Moyen-Orient sont
prises, était donc l’étape logique suivante. Mais lorsque j’ai vu M. Le
Pen triomphant à la télévision, les bras tendus dans une attitude de
victoire, une partie de mon enthousiasme m’a abandonnée. Il n’y a aucune
espèce de rapport entre le fascisme français et les marcheurs pour une
“Palestine libre” à Washington (en réalité, les seules personnes que les
partisans de M. Le Pen semblent haïr plus que les Juifs, ce sont les
Arabes). Et néanmoins, je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes
les manifestations auxquelles j’ai assisté, dans lesquelles la violence
anti-musulmane était à juste titre condamnée, Ariel Sharon à juste titre
conspué, mais où, en revanche, nulle mention n’était faite d’agressions
contre des synagogues, des cimetières et des centres communautaires
juifs. Ni du fait qu’à chaque fois où je me connecte à des sites d’
information militante sur Internet, tel Indymedia.org, qui pratique la
“publication ouverte”, je me trouve confrontée à une série de théories
du complot juif à propos des attentats du 11 septembre (2001) et/ou à
des extraits des Protocoles des Sages de Sion... Le mouvement anti-mondialisation
n’est pas antisémite ; le problème est simplement qu’il n’a pas
complètement fait le tour des implications du
fait de se plonger dans le conflit moyen-oriental. La plupart des gens
de gauche prennent partie pour un camp, tout simplement, et, au Moyen-Orient,
où un côté est occupé et l’autre côté a le soutien militaire des
Etats-Unis derrière soi, le choix semble clair. Mais il est possible de
critiquer Israël tout en condamnant sans aucune faiblesse la montée de
l’antisémitisme.
Et il est, de même, possible de soutenir l’indépendance palestinienne
sans adopter pour autant une dichotomie simpliste “pro-Palestine/anti-Israël”,
image renversée des équations “bien contre mal” chères au président
George W. Bush. Pourquoi ratiociner sur de telles subtilités, me
direz-vous, alors que l ’on retire encore des cadavres des ruines de
Jénine ? Parce que toute personne intéressée à combattre le fascisme à
la Le Pen ou la brutalité façon Sharon doit se confronter sans
barguigner à la réalité de l’ antisémitisme. La haine des Juifs est un
outil puissant aux mains de la droite, tant en Europe qu’en Israël. Pour
M. Le Pen, l’antisémitisme est une aubaine, qui lui permet de faire
monter son taux de popularité de 10 % à 17 % en une semaine.
Pour Ariel Sharon, c’est la peur d’un antisémitisme, tant réel qu’
imaginaire, qui lui sert d’arme. M. Sharon aime à répéter qu’il tient
tête aux terroristes afin de démontrer qu’il n’a pas peur. En réalité,
sa politique est toute entière dictée par la peur. Sa grande
intelligence, c’est de comprendre à la perfection la profondeur de la
peur qu’ont les Juifs d’un nouvel Holocauste. Il sait établir des
parallèles entre les angoisses juives vis-à-vis de l’antisémitisme et
les peurs américaines vis-à-vis du terrorisme. Sharon ses objectifs
politiques. La peur primale, et familière, sur laquelle M. Sharon
élabore, c’est la peur que les voisins d’Israël ne veuillent rejeter les
Juifs à la mer. La deuxième peur que M. Sharon manipule, c’ est la peur,
parmi les Juifs de la diaspora, qu’ils pourraient être en fin de compte
un jour contraints de venir chercher refuge en Israël. Cette peur amène
des millions de Juifs, dans le monde entier - dont beaucoup sont rendus
malades par l’agression israélienne - à se taire et à envoyer leurs
chèques, payant en quelque sorte des traites sur leur futur sanctuaire-refuge.
L’équation est simple : plus les Juifs ont peur, plus M. Sharon est
puissant. Elu sur un programme de “paix au moyen de la sécurité”, son
administration pourrait difficilement dissimuler sa satisfaction devant
la montée de M. Le Pen, en s’empressant d’exhorter les Juifs de France à
faire leur valise et à venir en “terre promise”. Pour M. Sharon, la peur
chez les Juifs est la garantie que son pouvoir pourra s’exercer sans
entraves, lui donnant l’impunité dont il a besoin pour commettre
l’impensable : envoyer l’armée à l’intérieur du ministère palestinien de
l’Education afin d’y détruire les archives ; enterrer vivants des
enfants palestiniens sous les ruines de leurs propres maisons ; empêcher
les ambulances de venir secourir des blessés à l’ agonie. Les Juifs de
la diaspora sont dans une situation extrêmement délicate, désormais. Les
agissements du pays qui était censé assurer leur future sécurité les
rendent moins sûrs que jamais, aujourd’hui même. M. Sharon s’emploie à
effacer tout distinguo, délibérément, entre les mots “juif” et “israélien”,
en prétendant combattre non pas pour le territoire d’ Israël, mais pour
la survie du peuple juif. Et lorsque l’antisémitisme ressurgit, au moins
en partie, à cause de ses agissements, c’est encore M. Sharon qui est en
situation d’en recueillir les dividendes politiques.
Et ça marche. Les Juifs ont aujourd’hui tellement peur qu’ils sont prêts
à faire n’importe quoi pour défendre la politique israélienne. Ainsi de
la synagogue de mon quartier, dont la façade a juste été un peu noircie
par un feu suspect. La plaque, à l’entrée, n’énonce pas “Merci bien,
Sharon”. Non. Il y est inscrit : “Soutenez Israël. Aujourd’hui plus que
jamais.” Il y a une issue. Rien ne pourra jamais éradiquer
l’antisémitisme, mais les Juifs, tant en Israël qu’en dehors d’Israël,
pourraient être un peu plus en sécurité s’il se développait une campagne
afin d’établir la différence entre différentes prises de position des
Juifs et les agissements de l’Etat d’Israël. C’est en cela qu’un
mouvement international peut jouer un rôle crucial. D’ores et déjà, des
alliances se nouent entre militants anti-mondialisation et des “refuseniks”
israéliens, ces soldats qui refusent d’effectuer leur service
obligatoire dans les territoires occupés. Et les images les plus
frappantes des manifestations de samedi dernier étaient sans doute
celles de rabbins défilant aux côtés de Palestiniens. Mais il faut faire
plus. Il est trop facile, pour des militants pour la justice (dans le
monde), de se dire que les Juifs ont des avocats tellement puissants à
Washington et à Jérusalem, que la bataille contre l’antisémitisme ne
justifie pas qu’ils la mènent. C’est là une erreur mortelle. C’est
précisément parce que l’antisémitisme est utilisé par des gens comme M.
Sharon qu’il faut absolument renouveler la lutte contre lui. Dès lors
que l’antisémitisme ne sera plus considéré comme le problème des seuls
Juifs, dont seuls Israël et le lobby sioniste doivent s’ occuper, M.
Sharon sera privé de son arme la plus efficace pour son occupation
indéfendable et de plus en plus brutale.
Par surcroît, dès lors que la haine anti-juive diminue, les gens comme
Jean-Marie Le Pen perdent immédiatement leur influence.