Les Héros de la
Dernière Chance
par Israël Shamir
Lundi 6 mai 2002, 10h32 - Cette année,
c'est longtemps après l'Occident -- au début mai -que l'Orient a fêté
Pâques. Mais l'ambiance était bien peu à la fête, l'Eglise de la
Nativité, à Bethléem, étant assiégée depuis un mois. Des prêtres et des
laïcs affamés sont enfermés dans la grotte où la Vierge mit le Christ au
monde; des corps de policiers abattus par des tireurs d'élite israéliens
s'entassent au pied de la mosaïque à l'Arbre de Jessé rutilant. De temps
en temps, les attaquants envoyaient des étoupes enflammées sur la
charpente en bois de la toiture de la basilique et s'amusaient au
spectacle des défenseurs assiégés qui couraient afin d'éteindre les
débuts d'incendies. Mais Pâques a produit son miracle, et ce miracle a
été baptisé MIS.
Qu’ est-ce donc que ce MIS ? Pour la
réponse, déplacez-vous à quelques centaines de mètres de l'église, sur
la vaste terrasse qui domine le moutonnement en pente douce des collines,
en direction de la Mer Morte, là-bas, sur la route de la Mer morte,il y
a un petit sanctuaire byzantin, jouxtant une citerne. Le vent d'est,
venu du désert, y a amassé une couche de poussière de sable sur le sol
de mosaïques, et les fameuses épines ont poussé parmi leurs croix rouge
sombre. Ce sanctuaire a un je-ne-sais quoi d'aquatique, comme nombre de
tombeaux, en Terre sainte. On l'appelle Bir Daoud (le Puits de David),
en mémoire d'un exploit légendaire.
Il y a bien longtemps, une armée
conquérante venue des cités de la plaine avait déclaré la Guerre à la
Terreur et assiégé ce petit village escarpé, dans le but de capturer un
homme du coin, un chef terroriste palestinien nommé David, lequel
attaquait les colonies des conquérants. Mais les compagnons de ce David,
une petite bande hétéroclite, défièrent les ordres des envahisseurs. Ils
contournèrent les barrages en travers des routes, ignorèrent les mesures
de sécurité, se faufilèrent dans les villages et, chose tout à fait
inouïe, ils apportèrent de l'eau, puisée dans un village voisin,
Bethléhem, à David, que nous appelons de nos jours le Roi David.
Et voilà que des siècles après, cet
exploit a été renouvelé par une nouvelle version des
compagnons du Roi David, le Mouvement
International de Solidarité, ou MIS, la terre de Palestine étant devenue
la scène d'une confrontation et d'un engagement international parmi les
plus dramatiques depuis des décennies, si ce n'est des siècles. De
jeunes hommes et jeunes femmes, européens et américains, nés trop tard
pour rejoindre les Brigades Internationales venues au secours des
Républicains espagnols en 1936, ont rejoint le Mouvement International
de Solidarité et sont venus parmi les vertes collines de Bethléhem et
d'Hébron. Ils sont venus en des temps on ne peut plus troublés: des
dirigeants israéliens ont en effet planifié l'expulsion et
l'extermination des Palestiniens afin de créer un pays aussi juif que
l'Allemagne était aryenne. Du fait de leur simple présence, les
volontaires du MIS ont fait échouer ce plan et ils ont sauvé les paysans
locaux de la destruction et de l'expulsion. Ils vivent dangereusement,
jouant au chat et à la souris avec les "mechaslim" (les "exterminateurs")
israéliens, esquivant les balles des tireurs d'élite, restant auprès des
paysans dans des villages sans défense. Si, pour vous, le Roi David,
c'est trop rétro, voyez en eux des Héros de la Dernière Chance, dignes
de la réputation de Schwarzenegger. Bien que certains d'entre ces
volontaires aient des parents juifs, ils rejettent les conceptions
séparatistes du "réservé aux Juifs", tel que perpétué par les Peaceniks
Sionistes du "camp de la paix". Ils sont pour l'égalité, pour l'«
Internationale des Hommes de Bonne Volonté», comme dirait Isaac Babel.
Ils sont venus du pays de Folke Bernadotte, et aussi du pays d'Abe
Lincoln, de T. E. Lawrence. Certains de ces volontaires du MIS ont pris
part aux protestations non-violentes de Seattle, de Göteborg et de Gênes,
en affrontant le dragon à deux têtes: celui de la mondialisation et du
sionisme. D'autres sont venus en Terre sainte en avril 2002, en pleine
offensive israélienne de Pâque, tandis que les nervis volontaires de
Sharon démolissaient les maisons, arrachaient les oliviers, déportaient
des milliers de Palestiniens vers des camps de concentration,
massacraient des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants dans le camp
de réfugiés de Jénine et dans la ville de Naplouse. Lorsque le
raz-de-marée israélien a fait irruption dans Bethléhem, plus de deux
cent habitants de la ville se sont réfugiés dans la basilique.
En réalité, la tradition du droit
d'asile est plus ancienne que le christianisme; elle est connue de
l'humanité depuis l'aube de la civilisation. Les églises ont de tout
temps offert des lieux d'asile, et le Bossu de Notre-Dame de Victor Hugo
vient immédiatement à l'esprit. En Amérique latine, les gens persécutés,
que ce soient des immigrants illégaux ou des dirigeants syndicalistes,
ont été sauvés dans des églises, où ils ont été cachés tandis que,
pendant la seconde guerre mondiale, des milliers de Juifs trouvèrent
refuge dans des églises et des monastères. C‚ est pourquoi les
malheureux captifs de Bethléhem pensaient qu'ils seraient en sécurité, à
l'abri derrière les murs formidables de la plus ancienne église de toute
la chrétienté.
L'église de la Nativité, à Bethléhem, a
été édifiée en l'an 325. Elle est la seule survivante des trois plus
importants édifices chrétiens de la Terre sainte. Son histoire
tourmentée a été, toute chose prise en compte, plutôt chanceuse: les
envahisseurs perses refusèrent les ordres de la détruire (de leurs
commissaires juifs), en l'an 614. En 1009, les Sarrasins désobéirent à
des ordres similaires de Hakim, le calife d'Egypte, qui était
complètement fou...Tandis qu'en ces deux occurrences, l'église-soeur, le
Saint Sépulcre de Jérusalem, était incendiée et démolie. En 1099,
Tancrède, futur prince de Galilée, eut connaissance, à Latrun, à une
quarantaine de kilomètres de là, en territoire hostile, de rapports
faisant état de plans de l'ennemi visant à détruire l'Eglise de la
Nativité: il chevaucha, de nuit, à la tête de ses chevaliers, et ils
réussirent à la sauver.
Les Rois croisés de Jérusalem
choisirent d'y être couronnés et des rois d'Angleterre et de France
envoyèrent à son clergé des présents somptueux. En 1145, des mosaïques
d'une beauté extraordinaire ornaient ses murs: elles représentaient
l'Arbre de Jessé, l'Arbre de Vie, et l'incrédule Saint-Thomas touchant
du doigt les plaies du Ressuscité. En 1932, les Britanniques
découvrirent une magnifique mosaïque du quatrième siècle, sur le sol et,
en 2000, Yasser Arafat fit entièrement réaménager la Place de la
Mangeoire, devant la basilique. Cette église a été révérée par des
millions de croyants à travers les siècles; c'est pourquoi ces pauvres
gens pensaient qu'ils seraient en sécurité, à l'abri de son enceinte.
Mais les Juifs n'ont strictement rien à
faire de l'inviolabilité des églises. Bien sûr, entre eux, les avis
divergent. Les sionistes adeptes du rabbin Kook, principale obédience
religieuse en Israël, professent que toutes les églises doivent être
détruites au plus vite, avant même les mosquées: c'est dire ! Pour eux,
l'éradication du christianisme est une tâche encore plus urgente que
l'élimination des Palestiniens. Leurs opposants traditionnels pensent
qu'il n'y a pas le feu au lac, et que cela devrait être fait par le
Messie Vengeur des Juifs, lorsqu'il daignera arriver. Les Juifs laïques
s'en foutent royalement. C'est la raison pour laquelle l'armée juive n'a
éprouvé aucune espèce de difficulté (morale) à encercler l'église et à
entreprendre le plus cruel des sièges de sa pourtant longue et «riche»
histoire...
Quarante moines et prêtres sont restés
à leur poste, dans l'église, avec deux cents réfugiés. Durant un mois,
les Israéliens n'ont pas accepté que l'on amenât de l'eau ou des vivres
aux assiégés. Comme lors des sièges médiévaux, des gens sont morts de
faim, en tentant de survivre grâce à de l'eau de pluie dans laquelle on
faisait bouillir quelques feuilles de citronnier et quelque herbe folle.
A l'intérieur de l'église vénérable, la puanteur des cadavres et des
blessures infectées rendait l'atmosphère irrespirable.
Des caméras dernier-cri assistaient les
tireurs d'élite israéliens, suspendus dans les airs, installés sur des
nacelles treuillées par des grues et tirant sur tout ce qui bougeait.
Ils ont tué des moines et des prêtres, et aussi des réfugiés. Avant même
le siège, ils ont tué un enfant de choeur, Johny, et au moment où je
vous écris, en ce 4 mai, ils ont assassiné un autre homme d'église,
accomplissant son sacerdoce. Ils ont fait cela impunément, puisqu'aussi
bien ils savent qu'ils ont les médias occidentaux à leurs bottes.
L'écrivain de contes merveilleux danois, Hans Christian Andersen, a
évoqué dans l'un de ses contes le miroir magique de la Reine des Neiges,
lequel déforme la réalité, transformant les belles choses en choses
horribles, et vice-versa. Dans le miroir magique de la CNN, cette église
ancestrale est devenue «un endroit où certains Chrétiens pensent que
Jésus serait né». Les réfugiés y ont été présentés comme des «terroristes».
Les moines et les prêtres devinrent leurs «otages»: voilà le travail du
miroir magique de la Reine des Neiges... Les cris des assiégés ne
risquaient pas de franchir les portes capitonnées des médias occidentaux
dont les Israéliens tirent toutes les ficelles.
C'est en ces heures on ne peut plus
sombres que le Mouvement International de Solidarité est arrivé. Alors
que la Terre Sainte s'était préparée pour le Vendredi Saint (la majorité
des chrétiens palestiniens appartiennent à l'église grecque-orthodoxe de
Jérusalem), deux dizaines de volontaires se séparèrent en deux groupes:
l'un mit en scène une diversion dans la meilleure tradition des Canons
de Navarone d'Alistair McLean. Tandis que les soldats israéliens étaient
stupéfaits par leur courage frisant la folie et perdaient leur temps à
essayer de les capturer, le deuxième groupe se précipitait et
réussissait à franchir le portail de l'église. Ils apportèrent un peu de
nourriture et d'eau pour les réfugiés affamés et assiégés, de quoi tenir
jusqu'au dimanche de Pâques. Sans doute les livres d'histoire
appelleront-ils leur percée «Sauvetage de Pâques». Lorsqu'on aura (enfin)
fait piquer le sionisme (comme un chien incurable, ndt), les noms de ces
hommes et femmes courageux seront gravés sur les murs de l'église. Dans
la sacristie, près de l'épée de Godefroy de Bouillon, le Défenseur du
Saint-Sépulcre (le dirigeant de la Première Croisade avait en effet
refusé la couronne, mais avait accepté ce titre), on mettra les
casquettes de base-ball et les tennis des Défenseurs de la Nativité, de
ceux qui sont entrés dans l'église, pour y partager la faim et le danger
imposés par le siège israélien: Alistair Hillman (Royaume Uni), Allan
Lindgaard (Danemark), Erik Algers (Suède), Jacqueline Soohen (Canada),
Kristen Schurr (Etats-Unis), Larry Hales (Etats-Unis), Mary Kelly (Irlande),
Nauman Zaidi (Etats Unis), Stefan Coster (Suède) et Robert O‚ Neill (Etats-Unis),
ainsi que de ceux qui, sacrifiant leur liberté, ont créé la diversion et
ont été emprisonnés: Jeff Kingham (Etats Unis), Jo Harrison (Royaume Uni),
Johannes Wahlstrom (Suède), James Hanna (Etats-Unis), Kate Thoms (Royaume
Uni), Marcia Tubbs (Royaume Uni), John Caruso, Nathan Musselman, Nathan
Mauger, Trevor Baumgartner, Thomas Kootsoukos (Etats-Unis), Ida Fasten (Suède)
et Huwaida Arraf (Etats-Unis).
Le groupe ayant fait diversion a été
arrêté pour le crime affreux d'avoir apporté de la nourriture aux
réfugiés affamés, dans l'église, à Pâques. Pour commencer, les hommes
ont été séparés des femmes et mis en prison dans la colonie juive
illégale d'Etzion. Les femmes furent envoyées à Jérusalem, et convoquées
au tribunal, où on les a condamnées à être expulsées. Sur le chemin de
leur transfert vers la prison, les Anglaises ont réussi à sauter de la
camionnette et à échapper à leurs gardiens ! L'une d'entre elles a été
capturée par un civil israélien, qui n'hésita pas une seconde à la
menacer d'un couteau. Deux autres sont toujours en cavale, ainsi qu'une
jeune Suédoise, Ida. Elles ont montré ce qu'est la vraie désobéissance
civile, comment une action humanitaire non-violente peut faire la
différence, même dans les circonstances déshumanisées de l'occupation
israélienne. Aujourd'hui, les hommes sont toujours emprisonnés dans
Hébron occupée, ils sont aux mains des colons «hébronites» fanatiques.
Bien qu'ils n'aient commis aucune
contravention sur le territoire d'Israël, ils ont été condamnés à
l'expulsion du territoire israélien, avec interdiction d'y pénétrer
durant une période de dix ans. Espérons que l'apartheid de l'« Etat
d'Israël» ne durera pas aussi longtemps... Leur condamnation a prouvé
que, pour les Israéliens, les «territoires palestiniens» ne sont qu'une
fiction légale, que l'on peut respecter ou ignorer à sa guise. Alors,
qu'est-ce qui nous empêche d'en user de même, et d'exiger l'égalité
pour tous, juifs comme gentils, dans
l'ensemble de la Palestine ?
En tant que journaliste, je regrette
que ce drame intense du siège, de la percée, de la
diversion, du soulagement, du sauvetage,
des arrestations, de la fuite et de la confrontation de Pâques, à
l'ombre de la vénérable église - on ne saurait portant faire mieux en
terme de suspense et de péripéties - n'ait pas atteint l'audience
maximale en Europe et en Amérique, que tout cela n'ait pas été diffusé
par toutes les stations de télévision et repris par tous les journaux.
Mais ce regret ne diminue en rien ma
joie: celle que l'un des jeunes qui ont brisé le siège était mon propre
fils...
[Message d'Israël Shamir du lundi 6 mai
2002, à 11h56 - A tous mes correspondants qui ont eu la gentillesse de
demander des nouvelles de mon fils. Après l'action à l'église de la
Nativité, mon fils, Yohi, a été expulsé d'Israël ce jour (lundi) et il
est désormais libre, en Suède.
Israël Shamir].
Traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier