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Un prêté pour un rendu

Par Israël Adam Shamir, le 29 juin 2015

 

Le feu et le soufre d'Ezéchiel s’abattant avec fracas, nouvelles sanctions ou chars US aux frontières, la Russie prend acte, froidement. Le président Poutine pourrait reprendre la devise de Guillaume d’Orange : saevis tranquillus in undis, « impavide dans les flots en furie ». L’Arménie, petit pays caché entre l’Iran et la Turquie vient de rejoindre l’Union eurasienne des Etats qui suivent la Russie, et aussitôt des troubles sont apparus, rappelant de façon inquiétante l’année 2013 à Kiev. L’Ukraine est bien en peine, et elle envoie des flots de réfugiés en Russie. Une nation moins solide serait hystérique à moins. Mais Poutine et la Russie sont juste déconcertés.

Et voici une petite blague qui nous vient du Mississippi. Un assassin noir et un assassin blanc sont en route pour l’échafaud. Le noir ne s’en fait pas, le blanc pleure. Arrête de chialer, dit le noir. Facile à dire pour toi, rétorque le blanc, vous les noirs vous êtes habitués à ce genre de traitement. Eh oui, la Russie a l’habitude de ce genre de traitement depuis l’époque soviétique, et bien au-delà parce que la rivalité entre les héritiers de Rome et de Constantinople est extrêmement ancienne. Or donc, une parenthèse de détente a pris fin, et nous voilà de retour dans la guerre froide. Or, surprise, la majorité des Russes préfèreraient l’hostilité occidentale du temps de Brejnev à leur chaleureuse étreinte du temps de Gorbatchev et d’Eltsine; oui, les choses s’arrangent nettement, dans une bonne guerre froide et sous les sanctions.

  • Les Russes riches et oisifs, privés des plaisirs de Miami et de la Côte d’Azur, se soucient un peu plus de leurs concitoyens moins fortunés. Non qu’ils volent moins, mais au moins ils dépensent leur butin localement.

  • Une dame de tout premier rang, Valentina Matvienko, porte-parole du Sénat, s’est vue interdite de voyages en Europe et aux US ; elle a bien été obligée d’aller dans une station touristique ruse. Elle a tout de suite trouvé ce qui n’allait pas, à côté du charme indiscutable de l’endroit, et a fourni les fonds qui manquaient pour améliorer tout ça. D’une seule voix, le peuple a dit : vivement qu’ils soient tous privés de voyages !

  • Les fromagers russes n’avaient jamais pu concurrencer les Français ou les Italiens sur les marchés libérés à coup d’ouverture des frontières de ces dernières années. Les sanctions sont arrivées, et en moins de six mois, ils ont doublé leur chiffre d’affaire. Leurs fromages moins chers sont disponibles partout, alors que les supermarchés préféraient avoir des stocks de fromages étrangers fort chers.

  • L’armée a besoin d’équipement lourd pour défendre la patrie, et l’industrie russe reçoit plus de commandes du Ministère de la défense. Les usines et les ouvriers au rencart ou en semi retraite ont repris vie, les clients étrangers font la queue, le rouble s’est stabilisé. Les jeunes ont autre chose à faire qu’à regarder la télé et à se lamenter. Un sentiment d’orgueil national est de retour, après les terribles humiliations successives, en Yougoslavie, en Ukraine et partout où les Russes ne sont pas parvenus à se faire entendre.

  • Les infrastructures se mettent à jour. Moscou a maintenant quatre cent kilomètres de pistes cyclables, les jardins sont bien entretenus. La capitale est propre et sémillante malgré une série de pluies sévères.

 

On comprend donc pourquoi les Russes sont pour les sanctions ; Ils soutiennent fermement le gouvernement et le président, que les agences américaines gratifient de scores indécents de 89%. Non que les Russes veuillent la guerre, mais ils en ont assez de voir leur pays constamment mis le dos au mur, selon leur approche. Ils ne veulent pas d’un empire pour eux-mêmes, mais ils veulent être entendus, et que leurs exigences soient respectées. Et ils veulent que leur gouvernement fasse payer les autres, partenaires de jadis et adversaires de maintenant.

 

Parmi les mesures très populaires prises par le gouvernement russe en représailles, il y a la fin des accords concernant les transferts de troupes de l’Otan qui occupaient l’Afghanistan. Le président Poutine lors de son premier mandat, en 2001, soutenait avec enthousiasme les US ; si bien qu’après l’invasion US de l’Afghanistan, il avait offert une assistance russe pour le transfert de matériel, pour l’entrée et la sortie du pays. Quelque quinze ans plus tard, ce qui était la route la plus courte et la plus facile pour Kaboul est fermée ; les Américains sont obligés de faire passer leur armement lourd par les montagnes du Pakistan, où les guérillas les attendent en embuscade, avec une longue expérience de la résistance aux envahisseurs depuis Alexandre le Grand jusqu’à Brejnev.

 

Les Russes ont bien aimé la décision d’empêcher une douzaine de politiciens de l’Ouest d’entrer en Russie, en riposte aux interdictions faites aux hommes politiques russes de mettre les pieds en Europe. Peut-être que la Russie n’est pas la destination la plus populaire au monde pour les vacances, mais l’interdiction a fait mal, curieusement. La simple idée d’une riposte russe a pris les Européens au dépourvu : ils n’auraient jamais imaginé que les Russes en avaient les moyens ou le culot. Les grincements de dents des Occidentaux et de leurs éminences mises à la porte ont résonné comme une douce musique aux oreilles russes.

 

En ce qui concerne la crise ukrainienne, il y a bien des gens qui rêvent de voir les tanks russes se précipiter à Kiev pour restaurer la paix dans l’Ukraine convulsive, mais ce rêve ne se réalisera pas tant que Poutine pensera qu’il y a d’autres moyens pacifiques de régler le problème. Mais le discours obsessif, style soviétique, sur l’indispensable maintien de la paix et peur de la guerre a ouvert la voie à une attitude plus vigoureuse face à la guerre, comme inévitable exigence de la vie, même si on y est forcé. Et le mantra abrutissant « tout plutôt que la guerre » ne fait plus recette.

 

Le 9 mai, les célébrations du 70° anniversaire de la victoire ont été les plus splendides, de mémoire d’homme, et ont donné aux citoyens un aperçu des joujoux militaires russes dernier cri. Cette année, les Russes ont fêté leur victoire plutôt que leurs pertes, souffrances et autres injustices. La victoire est perçue désormais comme une victoire russe sur l’Europe, et pas seulement sur l’Allemagne ; car pratiquement toutes les nations européennes, depuis la France, l’Espagne et l’Italie jusqu’à la Hongrie et la Bulgarie avaient combattu aux côtés d’Hitler contre la Russie. C’est exact, mais c’est une vérité qui était rarement mentionnée jusqu’à cette année. Les espoirs russes évanouis d’une Europe soutenant les choix politiques russes indépendants pour son propre profit ont fait place à la reconnaissance du fait que les dirigeants européens sont aussi soumis devant Washington que leurs prédécesseurs l’étaient devant Berlin.

 

Lentement, très lentement, voilà que le géant russe se souvient de sa jeunesse, des batailles sur la Volga et du sac de Berlin. Ces bons souvenirs le font rigoler par-delà les menaces de Frau Merkel et Mr Obama. Juste après la parade guerrière du 9 mai, des millions de civils ont envahi les rues en brandissant les photos de leurs pères et grands-pères, les soldats de la Grande guerre patriotique. C’était là quelque chose d’absolument inattendu ; ni moi ni aucun autre observateur ou journaliste, local ou étranger n’avions prédit un évènement d’une telle envergure. La ville de Moscou avait prévu dix mille participants ; il y en avait cinquante fois plus, presque un million de personnes ont marché dans Moscou seule, douze millions dans toute la Russie.

 

Cet acte de solidarité envers la Russie, sans précédent, a envoyé des secousses sismiques dans toute la société. Bien des marcheurs tenaient le portrait  du grand vainqueur de l’époque de la guerre, Joseph Staline. Il est loin d’être généralement aimé, mais quelqu’un qui parvient, par la seule mention de son nom, à faire trembler de rage les gros bonnets et leur claque ne peut pas être complètement mauvais. Les gens demandent à ce que Stalingrad retrouve son nom, celui du lieu de la bataille majeure, alors que Khroutchev l’avait débaptisée. Poutine n’est pas encore chaud…

 

La présence éminente du président chinois Xi lors des célébrations de mai ont eu le sens d’un réalignement historique avec la Chine : un changement de marée dans la politique russe. Les liens avec la Chine se renforcent de jour en jour. C’est une attitude nouvelle ; jusqu’à maintenant, Russes comme Chinois restaient méfiants l’un envers l’autre, même après l’extinction des hostilités de la dernière étape soviétique. Les libéraux pro-occidentaux de Moscou snobaient les Chinois,  et faisaient des plans pour une guerre contre la Chine, portée par les US. Ce rêve, ou ce cauchemar, est terminé. On n’est pas revenus  aux années 1950, quand Mao et Staline avaient noué leurs liens, mais on s’en rapproche.

 

Il y a huit siècles, la Russie s’était trouvée dans une situation semblable, elle était serrée de près par l’Occident. Le pape avait béni une croisade contre les Russes, exigeant qu’ils acceptent l’hégémonie occidentale et renoncent à leur christianisme byzantin. Alors le prince Alexandre avait préféré accepter la tutelle mongole des successeurs de Gengis Khan plutôt que de se soumettre au diktat occidental. Et le pari avait été tenu : la Russie avait gardé son cap, puis le valeureux prince avait été béatifié par l’Eglise en tant que Saint Alexandre Nevsky. Les Russes ont toujours l’impression qu’il est moins dangereux pour leur âme de s’appuyer sur l’Orient que de se plier aux exigences occidentales.

 

Se pourrait-il que Poutine, natif de Saint Pétersbourg et attaché à ses contacts européens, qui parle quatre langues étrangères couramment (mais pas le chinois) renouvelle l’exploit de saint Alexandre et parvienne à réaligner la Russie vers l’Est ? Ce serait une grande perte pour l’Europe, parce que le vieux continent deviendrait une colonie américaine en toute chose, si ce n’est nommément. Saint Pétersbourg, la ville où repose saint Alexandre, est une véritable cité européenne, tournée vers l’Ouest  alors que Moscou fait face à l’Est. C’est une ville exquise en juin, le mois des nuits blanches, quand elle chauffe dans une lumière  translucide  le jour, et dans une lumière laiteuse la nuit, avec ses lilas en fleur qui semblent se pâmer en tenue de cérémonie dans leurs miroirs aquatiques, parce que la capitale nordique de toutes les Russies est un entrelacs de bras d’eau et de canaux, jamais trop loin d’un courant frais. Oui, la vieille gloire impériale siège toujours sur les bords de la Néva.

 

C’était le cœur de l’empire russe jusqu’au jour où Lénine a ramené le gouvernement à Moscou, l’ancienne capitale. C’est pourquoi, à l’époque soviétique, Pétersbourg (ou Leningrad, comme on disait alors) n’a pas trop souffert des programmes de logement social qui ont défiguré Moscou. L’historien britannique Arnold Toynbee (inoubliable à cause de son opposition au sionisme) disait que le déménagement à Moscou «  a donné corps à la réaction de l’âme russe contre la civilisation occidentale ». La présidence de Poutine, aurait-il pu dire, avait donné corps à un virage pro-occidental de l’âme russe. Se pourrait-il que la trahison européenne (c’est ainsi que certains  Russes voient les choses) amène Poutine a se séparer de l’Europe, en retour ?

 

Je l’ai vu lors du Forum économique international qui s’est tenu récemment à Saint Pétersbourg. Au Forum, Poutine a été parfait : calme, il a gardé son air de joueur de poker, il a répondu avec sincérité à toutes les questions, n’a jamais paru irrité ou embarrassé. Il a traité de la crise des avoirs russes confisqués avec une maîtrise parfaite. Ses partisans préféreraient le voir rafler les avoirs français et belges d’un bon coup de poing, mais il a promis de s’en tenir aux moyens juridiques, devant les tribunaux européens.

Il est arrivé à Saint Pétersbourg après un voyage triomphal à Bakou, la capitale du pétrole d’Azerbaïdjan où les Jeux européens lui ont donné l’occasion d’échanger longuement ses points de vue avec les présidents de Turquie et d’Azerbaïdjan. Aucun des dirigeants occidentaux ne s’est montré, mais ces dirigeants orientaux étaient ravis d’être entre eux.

Et pour ne rien gâter, Poutine parle doucement. S’il manie un fort long bâton, il ne fait pas de moulinets. Il ne fait pas mine d’avoir le cœur brisé par les mauvaises manières occidentales. Il semble qu’il soit en train de mettre en place des solutions alternatives, mais il veut retarder aussi longtemps que possible les décisions douloureuses. Il sera peut-être forcé d’envisager une alliance stratégique avec la Chine, ce qui ensuite réduira encore ce qui reste d’indépendance européenne.

 

Mais rien n’est jamais tout noir ou tout blanc. La Russie est liée à l’Occident de bien des façons inattendues. L’ennemi le plus implacable de la Russie est l’ancien premier ministre     suédois Carl Bild. Sa femme a été interdite de séjour en Russie. Au même moment, Bildt a été nommé comme conseiller d’une firme pétrolière russe, celle qui appartient au deuxième oligarque le plus riche de Russie, Michael Friedman. Friedman, l’un des sept oligarques d’origine du temps d’Eltsine, n’était au départ qu’un rabatteur. Il dépense sans compter pour les écoles juives. Sa banque Alpha a tenté de mettre fin à la production du nouveau char russe, l’Armata, en causant la faillite de l’usine qui fait les blindés. Mais Friedman est copain avec Poutine ! Et voilà pour l’image du dictateur russe primaire, l’ennemi juré des oligarques juifs.

 

Certes la Russie reste libérale, et les libéraux russes copient les libéraux américains, mutatis mutandis. Ils traitent Poutine comme leurs partenaires US traitaient Bush jr, quoique si l’on s’en tenait à leur vocabulaire on pourrait croire que c’est un Kim Il Jong bis. Les journaux peuvent offenser Poutine librement, et ne s’en privent pas. Les directeurs de théâtre insèrent des philippiques anti-Poutine dans les monologues de pièces classiques bourrées d’attaques contre l’Eglise. Le cinéma souligne la pauvreté et les abus dans son royaume, tout à fait comme Jim Jarmusch. Mais les gens ordinaires adorent Poutine, de même que Bush Jr était populaire dans les Etats rouges. Ils l’aimeraient encore plus s’il finissait par rendre aux Américains la monnaie de leur pièce, mais lui, pendant ce temps, préfère la vengeance symbolique.

 

Article d’abord publié dans Unz Review.

Traduction de l’anglais : Maria Poumier

Contact : adam@israelshamir.net

 

  

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