Poutine contre les bébés
par Israël Adam Shamir
Après tellement d'autres crimes, voilà que
Poutine a rempilé le mois dernier: il s'attaque aux innocents
petits bébés, par pure méchanceté! On nous a bassinés avec ça
jusqu'au jour où Thomas Friedman en personne y a mis un point
final dans le New York Times en ces termes: "Le premier
réflexe de Poutine, confronté aux mauvaises manières de son
régime, a été d'empêcher les parents américains d'adopter des
orphelins russes, alors même qu'ils ont si cruellement besoin
d'un foyer". Curieusement, en Russie, les récriminations contre
la nouvelle loi sont encore plus stridentes. Lorsque Poutine a
donné une grande conférence de presse pour les media russes, pas
moins de huit journalistes différents ont remis l'affaire sur le
tapis, avec des insinuations malveillantes. L'opposition
"blanche" a foncé sur les "gredins", comme ils appellent les
partisans de la loi en question, et ont comparé Poutine au
légendaire Hérode.
Le
porte-parole anti-Poutine des oligarques, Constantin Eggert,
dans leur quotidien Kommersant, a malaxé du Dickens avec
de la mort aux rats pour compatir au malheur des orphelins
russes privés de la chance unique de grandir à l'abri de la
bannière étoilée: "et parmi eux il y en aura qui ne liront
jamais Winnie l'Ourson, qui ne souffleront jamais leurs
bougies sur le gâteau, qui n'iront ni à l'école, ni au collège,
qui ne connaîtront jamais le chaud soutien de leur nouvelle
famille au Texas ou en Californie... Leur destin hantera à
jamais la conscience des députés de la Douma et du président qui
les a privés de tout cela...!"
C'était à prévoir, les grands media russes sont
pro-occidentaux et propriété de l'oligarchie. Mais il faut bien
dire cependant que la grande majorité des Russes soutient cette
loi (76%), selon un sondage indépendant financé par la société
américaine
WCIOM.
Le parti communiste, dans l'opposition, l'a votée. La démocrate
libérale et féministe célèbre
Maria
Arbatova, ex-dirigeante politique et écrivain, qui
s'investit beaucoup dans les orphelinats et les problèmes
d'adoption, à qui on demandait pourquoi l'opposition était si
déchaînée, estime qu'il s'agit d'une position tactique: "il leur
faut du carburant pour leurs manifestations. Les Pussy Riots
c'est du passé, les orphelins, c'est de la chair fraîche." Le
poète radical Edouard Limonov, dirigeant du parti interdit NBP
a également soutenu la loi et raillé l'opposition en soulignant
qu'elle défend les intérêts US plutôt que les enfants russes.
Non pas que les Russes aient soudain découvert
que l'adoption aux USA fait du tort aux enfants. La loi a été
assénée pour des raisons politiques, tout le monde le reconnaît,
et le vote a longuement été retardé. Au départ, c'était
simplement une clause additionnelle à un projet de loi qui était
une façon de manifester le déplaisir russe face au décret
Magnitsky. Ce décret constitue une initiative législative très
contestable, puisqu'il autorise les USA à rafler, geler et
confisquer les avoirs russes s'ils appartiennent à des gens qui
figurent sur une certaine liste secrète toujours susceptible de
s'allonger. Théoriquement, c'est la liste des responsables de la
mort d'un avocat russe, Sergueï Magnitsky, qui représentait un
fonds US, avait été arrêté pour évasion fiscale supposée, et
avait fini par mourir en taule dans des circonstances suspectes.
Personne ne tenait spécialement à défendre deux gardiens de
prison et un ou deux enquêteurs qui correspondent au
signalement. Le problème c'est que pratiquement n'importe quel
citoyen russe pourrait se retrouver sur la liste noire et
secrète, au motif qu'il tomberait dans la catégorie élastique
des gens qui "ne respectent pas les droits humains".
Comme les USA sont fort généreux pour défendre
les droits humains d'autres nationalités, cela englobe tout le
monde. Pierre, Jean ou Jacques pourraient ainsi passer à la
trappe. Les Russes avaient donc d'excellentes raisons de s'en
faire, parce qu'ils détiennent quelque 500 milliards de dollars,
au moins, en placements dans des banques occidentales.
L'Occident a encouragé les investissements russes dans les
banques occidentales et en propriétés foncières, comme un moyen
de pression contre les élites russes. Le mot de Zbigniew
Brzezinski est resté célèbre, car il avait proclamé: "Dans la
mesure où 500 milliards de dollars appartenant à la soi-disant
élite russe sont gardés dans nos banques, il n'est pas difficile
de comprendre de quel pays c'est l'élite!" Le décret Magnitsky a
créé une machinerie légale pour mettre la main sur leurs
placements sans l'ombre d'un processus judiciaire. Et comme le
président US a le pouvoir d'exécuter quiconque, sur la terre
entière, grâce à ses drones omniprésents, rien ne l'empêche
d'ajouter tel ou tel nom dans sa liste Magnitsky.
Les Russes fort marris ont préparé toute une
série de mesures pour contrecarrer le décret. Ils ont d'abord
essayé de copier la législation US et ont autorisé l'État à
interdire l'entrée dans le pays aux Américains qui violeraient
les droits humains, et ceux des citoyens russes; ils ont
également autorisé l'État à s'emparer de leurs biens. Une telle
loi pourrait servir contre les agents de la DEA américaine gens
qui ont enlevé, condamné à mort et séquestré
Viktor Bout
ou contre des gens susceptibles d'appliquer le décret Magnitsky,
ou contre les flics américains qui avaient brutalisé des
Indignés de Wall Street. Malheureusement, les relations Russie -
US sont loin d'être symétriques. Il y a très peu d'Américains
qui possèdent quoi que ce soit en Russie, et ils sont rares à y
mettre les pieds.
Voilà pourquoi les Russes ont ajouté un second
point à leur projet; ils ont pris des mesures de rétorsion
contre les ONG soutenues par les USA, et ont pris soin
d'interdire à des citoyens américains d'être membres ou
dirigeants d'ONG russes dont le programme serait politique. Cela
devait arriver de toute façon: les Russes, comme tous les pays
au monde à part l'Europe, détestent les ONG financées et
cornaquées par le Département d'État US et les considèrent comme
la cinquième colonne de l'Amérique. Cela s'est concrétisé dans
une loi, obligeant les ONG à se faire enregistrer comme agents
de l'étranger, comme cela se pratique aux USA. Mais,
olympiquement bafouée par les ONG et par le procureur général de
l'État russe, la loi restait lettre morte, le parquet refusait
de la faire appliquer; car le système judiciaire russe est très
attentif aux signaux qui émanent de Washington, bien plus qu'il
n'obéit au Kremlin, ce que dénoncent vivement les nationalistes
russes.
Toujours à la recherche d'une façon
supplémentaire d'exprimer leur agacement face au décret
Magnitsky, les politiciens russes ont choisi de concert une
proposition additionnelle défendue par Catherine Lakhova,
depuis longtemps membre de la Douma, et responsable de la
commission chargée des femmes, des enfants et de la famille, qui
se battait presque toute seule contre les adoptions à
l'étranger, avec de bien maigres résultats, jusqu'à ce mois de
décembre, quand son projet a été adopté par la Douma.
Les adoptions à l'étranger sont un héritage de
l'ère Yeltsine. Au temps de l'Union soviétique, c'est l'Etat qui
prenait en charge les orphelins, il n'était pas question de les
refiler à d'autres pays. Au contraire, souvent des enfants
d'ailleurs étaient amenés en Russie, et ce fut le cas pour bien
des fils d'Espagnols, orphelins après que les combattants
anti-fascistes espagnols eussent été abattus par Franco dans les
années 1930. Dans les années 1990, après l'effondrement de
l'URSS, avec des millions de gens au chômage, et d'autres
entièrement occupés à désosser et à revendre tout ce qui pouvait
être échangé contre du liquide, quelques petits malins
découvrirent un gisement encore inexploité: les bambins. Il y a
une forte demande, et cela ne fait que croître et embellir, de
la part de couples stériles, de gays et de célibataires, sans
parler des réseaux de pédophiles et des trafiquants d'organes.
Ils étaient prêts à payer cent mille dollars par enfant et plus,
des sommes considérables pour la Russie de Yeltsine. Des agents
de l'État furent achetés, des médecins firent de faux
certificats, et les enfants russes firent l'objet d'un juteux
trafic à l'étranger.
Il y eut le cas de Masha Allen, que les media US
appellent la "fille de Disneyworld". Elle avait cinq ans en 1998
lorsqu'elle fut embarquée de sa Russie natale pour atterrir chez
un millionnaire américain et pédophile, Matthew Mancuso, âgé de
41 ans. "Il l'avait adoptée légalement dans un orphelinat russe,
et l'emmena chez lui dans le hameau de Plum en Pennsylvanie.
Pendant les cinq années suivantes, Mancuso abusa d'elle à
loisir, prenant moult photos et vidéos d'elle subissant des
outrages divers, et envoyant sur internet son butin pour le
partager avec d'autres membres d'un réseau de pédophiles on line
et de fans de pornographie enfantine", comme l'a écrit
Julian
Assange. Elle finit par être sauvée par le FBI, son
violeur se retrouva en taule, l'affaire fit scandale, et
pourtant, les responsables qui avaient permis qu'une telle
adoption se produise, tant en Russie qu'aux US, n'ont jamais été
inquiétés, poursuivis ni punis.
L'histoire récente et choquante de Dima
Yakovlev, alias Chase Harrison, de son nom américain, a donné
son titre au texte de Katherine Lakhova, et son nom à la loi qui
en est sortie. Dima Yakovlev, c'est ce petit garçon oublié dans
la voiture par son père adoptif, et qui y périt asphyxié au bout
de neuf heures. Gene Weingarten a reçu le Prix Pulitzer pour son
reportage sur l'affaire. Les Russes ont été particulièrement
horrifiés parce que le père étourdi a été relaxé par le tribunal
US. Plus tard, on a découvert que l'enfant avait été retiré sous
la menace à sa grand-mère et à sa sœur à peine plus âgée; les
responsables avaient été achetés, et son certificat médical
falsifié.
Maria Arbatova et Catherine Lakhova citent bien
d'autres affaires comparables: des histoires d'enfants exportés
pour du trafic d'organes, d'enfants disparus après une adoption
bidon, d'enfants revendus à d'autres après adoption, d'enfants
renvoyés en Russie se retrouvant lâchés dans un aéroport sans
billet de retour... Ces deux femmes qui viennent d'horizons très
différents sont d'accord: il faut en finir avec les adoptions à
l'étranger. Mais l'industrie de l'adoption rapporte près de
cinquante millions de dollars par an aux agences... Il y a 80
agences US implantées en Russie, et leurs profits garantissent
l'approvisionnement en chair fraîche. Catherine Lakhova dénonce
le fait que les agences internationales pour l'adoption n'ont
pas eu de mal à financer avec leurs marges l'organisation de
manifestations ainsi que les manifestants. Catherine Lakhova et
Maria Arbatova sont ravies que c'en soit fini des adoptions aux
USA; elle se battent pour la fin de l'adoption dans tous les
autres pays.
Il y a certaines bonnes raisons non politiques
pour montrer du doigt les US: ils raflent un tiers de toutes les
adoptions à l'étranger; et ils n'ont jamais signé la Convention
pour la protection des enfants! Les autorités US refusent de
permettre aux employés russes des consulats de rencontrer les
enfants adoptés; et elles permettent l'adoption à l'étranger à
des gens qui ne reçoivent pas l'agrément pour l'adoption
d'enfants américains, ainsi que la ré-adoption et le libre
transfert des enfants. Cependant, il vaudrait mieux en finir
complètement avec l'envoi d'enfants adoptables à l'étranger. Je
connais personnellement des enfants russes adoptés par des
Israéliens; ils ont été convertis malgré eux et au mépris de la
loi à la foi juive, tout a été fait pour leur faire oublier leur
patrie, leur langue, et le christianisme.
Les virulents opposants à la loi russe
prétendent que les Américains adoptent les enfants handicapés
dont les Russes ne veulent pas. Cela serait une excellente
raison, n'était la corruption russe: apparemment rien n'est plus
facile que de faire plier un fonctionnaire russe, un travailleur
social, un directeur d'orphelinat ou un médecin, pour leur faire
produire les papiers qui feront d'un enfant sain un handicapé.
Sur plus d'un millier de petits Russes adoptés aux US l'année
dernière, moins de cinquante sont considérés comme handicapés,
mais une inspection récente a prouvé que presque tous avaient
été annotés comme tels contre un pot de vin. Impossible
autrement de comprendre comment les parents adoptifs étrangers
réussissent à contourner la bureaucrate russe, ô combien
réputée, en un jour, alors que cela prend plusieurs semaines
pour un adoptant russe... dans le meilleur des cas.
Au début, on contrôla de nombreux cas qui
s'avéraient bien troubles. La loi russe n'autorise l'adoption
d'enfants à l'étranger que s'il n'y a pas d'adoptants russes
éventuels. Les fonctionnaires ripoux mentaient aux adoptants
russes, leur disant que les enfants qu'ils expédiaient à
l'étranger avaient le SIDA ou d'autres maladies incurables. Ils
séparaient les frères et les sœurs, les envoyant dans des pays
différents. Bref, la nouvelle loi révélait d'horribles brèches
dans la loi antérieure.
D'ailleurs, même les adoptions à l'intérieur
d'un même pays sont souvent problématiques: si un couple (ou des
célibataires ou des homosexuels) n'a pas d'enfant, peut-être ne
devraient-ils pas en avoir; car il n'existe pas de droit à avoir
des enfants: c'est un privilège que nous recevons du
Tout-Puissant. Mais les enfants ont un droit naturel à avoir des
parents naturels, et c'est ce droit qu'on bafoue avec l'aide de
nantis qui louent des ventres ou achètent des nourrissons. Les
adoptions par-dessus les frontières sont encore plus
discutables, parce qu'il s'agit de priver l'enfant de son
milieu, de sa langue et de sa foi.
Peut-être que dans un monde idéal, les adoptions
hors frontières pourraient être permises dans certains cas. Mais
dans le monde réel, c'est l'expression des rapports
impérialistes inégaux. C'est la misère des uns qui constitue le
gisement pour les autres. Il y a des Américains qui adoptent des
enfants en Russie ou au Malawi, mais point de gamins américains
donnés à des parents adoptants russes ou malawis. Les Suédois
importent des enfants de Corée, mais on n'a pas encore vu de
Coréen recevoir la garde d'un enfant suédois. Les adoptants
crient sur les toits que l'intérêt supérieur de l'enfant est
leur seul mobile, mais de fait ils volent à un pays
économiquement faible sa richesse, ses prochaines générations.
Pour la Russie, cette loi aurait pu arriver plus
tôt, car après tout la Russie est un pays fort riche et
prospère. Moscou est une ville aussi chic que Paris, et beaucoup
plus chère. Les revenus moyens sont au niveau d'autres pays
développés. L'ère Yeltsine est révolue. La Russie n'est plus une
colonie, et cette façon de s'accrocher aux années 1990
quasi-coloniales n'a pas lieu d'être. Il est bon d'en finir avec
le trafic d'enfants. L'argent ne doit pas servir à acheter des
gosses à Moscou. Et si les adoptants potentiels se souciaient
vraiment du bien des enfants, les US ont tout ce qu'il faut en
matière d'orphelins, d'enfants abandonnés et affamés. Aux
Américains de s'en occuper, et laissons les enfants russes
pousser chez eux aussi heureusement que possible.
Traduction: Maria Poumier
http://www.counterpunch.org/2013/01/29/putins-baby-crime/
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