Notre bon vieux temps
par Israël Shamir
05.11.2004
«Nous
vivions dans un paradis communiste, mais nous n’en avions pas
conscience… » Combien de fois n’ai-je entendu des ex-citoyens
de l’ex-URSS, des Russes et des Tadjiks, des Ukrainiens et des
Baltes, répéter cette phrase? Je suis entièrement d’accord
avec eux : la Russie soviétique était un pays peuplé de
citoyens spirituels et cultivés, qui aimaient leur travail,
étaient fiers de leur pays, méprisaient l’argent, étaient
accueillants et affables. Stephen Gowans (dans son article
Hail the Reds,
http://www3.sympatico.ca/sr.gowans/reds.html)
a prononcé un éloge éloquent de ce paradis perdu:
En
sept décennies d’existence, et bien qu’elle ait dû consacrer
énormément de temps à préparer des guerres et à les mener,
puis à s’en remettre et à se reconstruire, l’Union soviétique
a réussi à créer ce qui restera un des plus grands achèvements
de l’histoire humaine : une puissante société industrialisée
débarrassée de la plupart des inégalités de fortune, de
revenus, d’éducation et de chances dans la vie, ces inégalités
qui étaient les stigmates de la période précédente, de celle
qui l’a suivie, et de la période contemporaine, ailleurs ; une
société dans laquelle les soins médicaux et l’éducation, y
compris universitaire, étaient gratuits (et où tous les
étudiants recevaient des bourses d’études) ; où les loyers,
les services et les transports publics étaient subventionnés,
sans oublier les livres, les périodiques et les manifestations
culturelles ; où l’inflation avait été éliminée, où les
retraites étaient généreuses et la médecine infantile prise en
charge intégralement par l’Etat. En 1933 – le monde
capitaliste étant alors profondément empêtré dans une crise
économique dévastatrice – on déclara le chômage aboli en URSS,
et aboli il demeura tout au long des cinq décennies et demie
suivantes, jusqu’à ce que le socialisme, lui-même, fût aboli.
Les Communistes mirent en place une sécurité sociale plus
robuste que celle assurée par les démocraties, y compris dans
sa variante socio-démocrate à la mode scandinave ; mais elle
disposait de moins de ressource, en raison d’un niveau moindre
de développement (économique) et, cela, contre vents et marée
: en dépit des efforts inflexibles déployés par le monde
capitaliste afin de s’assurer de l’échec du socialisme. Le
socialisme soviétique était un modèle pour l’humanité, et il
l’est resté. Tout au moins, il demeure un modèle de ce qui
peut être obtenu, en-dehors des limites et des contradictions
inhérentes au capitalisme. Il y a plus de treize ans
aujourd’hui, le Communisme soviétique fut condamné, et le
Libéralisme anglo-américain remporta sa troisième grande
victoire en un siècle. Ce furent des années très difficiles
pour les Russes : l’espérance de vie chuta de manière
drastique, l’industrie s’effondra et les grandes conquêtes de
l’ère soviétique furent démolies. Mais la vie du citoyen
ordinaire devint bien pire, dans l’Europe occidentale
triomphante. Et aux Etats-Unis victorieux, aussi, car les
classes aisées perdirent leurs grandes peurs : peur de la
révolte des travailleurs, et peur inspirée par la possibilité
d’un mode alternatif de développement. Ce n’est que grâce à
cette grande peur que les conquêtes sociales de la classe
ouvrière occidentale avaient été arrachées, aussi furent-elles
remises en cause, tandis que la Russie était transformée en un
pays de taille moyenne, sans importance particulière. »
Stephen
Gowens a bien vu ce phénomène ; de fait, son essai est une
protestation contre un Howard Zinn sardonique et d’autres
gauchistes occidentaux venus grossir le flanc gauche, du côté
anticommuniste du front de la Guerre froide. Howard Zinn n’est
pas le seul à refuser d’avouer sa collaboration avec l’ennemi.
Un trotskiste britannique, Alan Woods, vient de publier un
article verbeux, en trois parties (
http://www.marxist.com/Theory/reply_shamir1.html ), en réponse
à mon article Celia in the Woods (voir à l’URL :
http://left.ru/inter/2004/shamir.html , en anglais, et :
http://www.left.ru/2004/15/shamir114.html , en russe, ainsi
que : http://www.rebelion.org , en espagnol), où je ne mâchais
pas mes mots.
Wood
mentionne que son gourou, Trotski, « était toujours en faveur
de la défense inconditionnelle de l’URSS contre l’impérialisme
et le capitalisme ». Mais, lui et ses semblables ont rejeté ce
conseil de leur gourou. Pour lui, les communistes russes sont
« staliniens », et il demande, non sans une certaine
provocation :
«
Commençons par quelques questions embarrassantes à nos
opposants staliniens. La première de ces question est la
suivante : « Si nous admettons ce que vous affirmez, à savoir
que l’Union soviétique était un paradis socialiste, alors :
dites-nous comment se fait-il qu’elle se soit effondrée ? »…
«
La troisième question sera : « S’il existait une authentique
démocratie ouvrière en URSS, pourquoi les travailleurs
soviétiques n’ont-ils pas combattu, afin de défendre l’ancien
régime ? Comment se fait-il qu’après plus d’un demi-siècle, de
ce que Shamir qualifie de « socialisme », ils ont pu restaurer
le capitalisme, sans même en passer par une guerre civile ? »
Ce
sont là des questions légitimes, et il faut y répondre.
Il
faut reconnaître cette triste vérité : l’esprit des gens est
susceptible d’être manipulé. Beaucoup d’hommes et de femmes
sont prêts à agir à l’encontre de leurs propres intérêts bien
sentis si on parvient à les convaincre que « c’est ce qui est
juste ». J’en ai été témoin, récemment, dans un kibboutz
israélien ; une entreprise riche, stable, prospère. La part
moyenne individuelle du capital détenu, dans cette
copropriété, était proche du million de dollars. Ils se sont
laissés prendre à l’arnaque de la privatisation et du « chacun
pour soi », et ils sont tombés dans l’indigence. Aujourd’hui,
beaucoup de membres des kibboutz, naguère millionnaires,
survivent en glanant dans les champs. Leur vaste propriété est
échue aux mains de quelques familles haut placées.
J’ai
demandé à de ces kibboutzniks : « La privatisation ne vous pas
été imposée. Vous l’avez acceptée, vous l’avez votée :
pourquoi donc avez-vous levé la main, pour approuver un schéma
qui ne pouvait que vous ruiner ? »
-
« On nous a dit que c’était une solution plus progressiste »,
m’ont-ils répondu.
Cela
ayant marché, avec quelques milliers de kibboutzniks
israéliens, prospères et bien formés, combien avait-il été
encore plus facile de convaincre des millions de Russes
innocents que « la propriété de l’Etat était contraire au
développement économique » – idée largement répandue par un
million de haut-parleurs, diffusant à partir de l’Occident.
Les trotskos ont joué un rôle prééminent dans la guerre
idéologique : ils y allèrent allègrement de leurs citations de
Marx, convainquant les Russes du fait que ce qu’ils avaient
n’était, de toute manière, ni un socialisme, ni un communisme,
mais : « la dictature de la nomenklatura »…
En
Russie, le communisme a perdu la Guerre froide, de la même
manière qu’il a perdu la guerre du discours ; l’anticommunisme
est devenu partie intégrante de tout mouvement politique ou
philosophique, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Nos amis
trotskistes formèrent l’aile gauche du front anticommuniste,
aux côtés des eurocommunistes de Berlinguer et des disciples
déconstructionnistes de Derrida. Et, finalement, ce front
anticommuniste parvint à saper le moral des Soviétiques.
La
campagne anti-stalinienne fut une arme idéologique extrêmement
puissante dans la guerre pour la maîtrise du discours, car,
pour le peuple soviétique, les portraits de Lénine et de
Staline étaient pour ainsi dire aussi sacrés que des icônes.
Avec la myopie politique qui le caractérisait, Krushchev pensa
mener une guerre contre les autres ministres de Staline, afin
d’en capter l’héritage ; mais il ne fit que saper la structure
sacrale du Communisme soviétique, qu’il endommagea de manière
irréparable.
En
regardant en arrière, nous comprenons que la plus grande part
des philippiques des gauchistes occidentaux contre Staline et
contre l’URSS ne tenaient pas debout.
-Les
« cruautés russes » et les « horreurs du Goulag » n’étaient
que des calomnies racistes européocentristes. De fait, les
Etats-Unis ont une population carcérale plus importante que la
Russie n’en a jamais eu. Dans un article récent (The colonial
precedent, par Mark Curtis, The Guardian, mardi 26 octobre
2004), Woods pourra prendre connaissance de votre brutalité
britannique ordinaire :
-
« Les forces britanniques tuèrent près de 10 000 Kénians
durant la campagne contre les Mau Mau, à comparer aux six
cents morts relevés dans les armées coloniales et chez les
civils européens. Certains bataillons britanniques tenaient à
jour des tableaux d’affichage des tués, et ils donnaient en
récompense des permissions « J5 » (= de cinq journées) à la
première sous-unité qui tuerait un insurgé, auquel on coupait
ordinairement les deux mains afin de faciliter la prise des
empreintes digitales. Des « zones de tir à volonté » furent
délimitées, dans lesquelles tout Africain pouvait se faire
descendre à vue. L’opposition à la domination britannique
s’intensifiant, de brutales opérations de « regroupement »,
qui causèrent la mort de dizaines de milliers d’Africains,
aboutirent à la constitution de camps de détention où on
enregistra jusqu’à 90 000 détenus. Dans cette version année
cinquante de la prison irakienne d’Abu Ghraib, le travail
forcé et les passages à tabac étaient systématiques et les
maladies – endémiques. » De fait, les peuples de la vaste
région du régie par les Soviétiques n’ont jamais connu rien de
similaire à la dévastation semée par les forces
anglo-américaines dans les limites de leur imperium.
-
Le Goulag pâlit, positivement, en comparaison avec les camps
de concentration où les Israéliens enferment les Palestiniens
; le plus important étant rien moins que l’ensemble de la
bande de Gaza, fort d’une population carcérale d’un million de
détenus. Les « atrocités de Staline » ne sont jamais arrivée à
la cheville des atrocités américaines en Allemagne occupée, et
certainement pas du bombardement atomique d’Hiroshima ou du
déluge de bombes incendiaires sur Tokyo, ni des millions de
Vietnamiens ou d’Algériens massacrés.
-
Les troupes soviétiques avaient fait échouer des tentatives de
coup d’Etat en Hongrie, en Allemagne de l’Est et en
Tchécoslovaquie. La Gauche l’a déploré, on le sait. Mais, à la
même époque, les Américains écrasaient les insurrections
pro-communistes en Grèce et en Malaisie, au Nicaragua et à
Cuba, en Indonésie et au Cambodge. Mea culpa : je dois
reconnaître qu’en ma qualité de jeune dissident soviétique,
j’ai soutenu le Printemps de Prague au moment où il
s’épanouissait. Mais aujourd’hui, je regrette que les
Soviétiques n’aient pas osé faire Tiananmen à Moscou, ni
arrêter les « putschistes de velours » pro-américains, dans
les années 1990.
-
L’ « invasion de l’Afghanistan », en 1980, fut dénoncée par
l’Occident, depuis les trotskos à la Woods jusqu’au président
américain. Mais cette dénonciation était-elle justifiée ? Les
troupes soviétiques sont entrées en Afghanistan à la requête
expresse du président afghan, afin de mettre fin à une
insurrection dirigée par la CIA. Voici un bref extrait d’une
interview de Zbigniew Brzezinski, éloquemment intitulée : «
Comment les Etats-Unis ont incité l’URSS à envahir
l’Afghanistan afin de causer tout le bordel » [Le Nouvel
Observateur (France), 15-21 janvier 1998] :
Question
: Ex-directeur de la CIA, Robert Gates, a déclaré dans ses
mémoires [From the Shadows] que les services de renseignement
américains avaient commencé à aider les Mujahidin, en
Afghanistan, six mois avant l’intervention soviétique. A
l’époque, vous étiez conseiller ès sécurité nationale du
président Carter. Vous avez donc joué un rôle, en la matière.
Le confirmez-vous ?
Brzezinski
: Oui. D’après la version officielle de l’histoire, l’aide
apportée par la CIA aux Mujahidin aurait commencé au cours de
l’année 1980, c’est-à-dire après l’invasion de l’Afghanistan
par l’armée soviétique, le 24 décembre 1979. Mais, la réalité,
strictement gardée secrète jusqu’à ce jour, est totalement
différente. De fait, c’est le 3 juillet 1979 que le président
Carter a signé la première directive d’aide directe aux
opposants au régime pro-soviétique de Kabul. Et, ce même jour,
j’ai écrit une note pour le président, dans laquelle je lui
expliquais qu’à mon avis, cette aide allait entraîner une
intervention militaire soviétique.
Question
: Malgré ce risque, vous avez été l’avocat de cette action
secrète. Mais peut-être désiriez-vous, vous-même, cette entrée
en guerre des Soviétiques, et peut-être avez-vous voulu la
provoquer ?
Brezezinski
: Non, les choses ne se sont pas passées exactement ainsi.
Nous n’avons pas poussé activement les Soviétiques à
intervenir, mais nous avons délibérément augmenté la
probabilité qu’ils le fissent.
Question
: Quand les Soviétiques ont justifié leur intervention en
affirmant qu’ils entendaient lutter contre l’engagement
clandestin des Etats-Unis en Afghanistan, personne ne les
crut. Cependant, il y avait quelque chose de vrai, dans leurs
propos. Aujourd’hui, vous n’avez aucun regret ?
Brzezinski
: Regretter quoi ? Cette opération secrète était une idée
excellente. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le
piège afghan. Et vous voudriez que je regrette de l’avoir eue
? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la
frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance, ceci
: « Nous avons désormais la possibilité d’infliger à l’URSS sa
guerre au Vietnam ». De fait, durant près de dix ans, Moscou
allait devoir mener une guerre insupportable pour le
gouvernement soviétique - un conflit qui entraîna la
démoralisation et, finalement, l’effondrement de l’empire
soviétique.
-
Pratiquement, toute assertion « anti-stalinienne » et
antisoviétique peut être contredite. Les gens qui dénoncent la
« cruauté russe », incarnée dans l’abattage d’un avion de
ligne coréen, n’ont pas versé une seule larme après qu’un
Airbus iranien ait été abattu par les Yankees. Ils ont déploré
l’exil de Sacharov, mais ils ont royalement ignoré la
condamnation de Vanunu.
Dans
la pièce de Bertolt Brecht, Le Brave Homme de Sechuan [Der
gute Mensch von Sezuan], une prostituée généreuse se fait
dévaliser par ses connaissances accapareuses. Pour subsister,
elle s’invente un « frère » obstiné, qui met un terme à leurs
extorsions et lui permet de continuer à prodiguer ses bonnes
actions. L’URSS avait, elle aussi, cette double personnalité :
son humanisme soft était bien protégé par la carapace blindée
érigée par Staline. La Gauche occidentale a attaqué la coque
dure de la Russie soviétique, jusqu’au jour où le pays,
dépouillé de sa protection, s’est effondré.
La
Gauche occidentale pensait que son appartenance à l’Occident
comptait plus que sa solidarité avec la Gauche, à l’Est. Alan
Woods et ses trotskos étaient dévoués corps et âme à la
suprématie de l’Occident. Ce n’est nullement le fait du hasard
que son livre qualifie à seize reprise la Russie de « pays
arriéré ». Il écrit : « La Russie, ce pays extrêmement
retardataire, … arriération effrayante,… un pays arriéré,
semi-féodal, tel la Russie…, un pays arriéré, asiatique,
agraire comme la Russie…, la Russie, agraire, arriérée….,
terrible arriération…, etc. etc… Ne s’agit-il pas là d’une
arrogance typiquement occidentale, d’un européocentrisme de la
pire espèce ?
Sur
le plan spirituel, la Russie, pays de Tolstoï et de
Dostoïevski, de Lénine et de Florensky, était un des pays
parmi les plus avancés. Or le communisme, c’est – a défaut
d’autre chose – une victoire de l’esprit. Les Woods et autres
trotskos méprisaient l’esprit et adoraient le progrès
matériel, car ce n’est que sous cet unique angle que la Russie
pouvait être considérée « arriérée ».
Le
succès et l’échec du communisme, à l’Est, ne sauraient
s’expliquer dans les limites du dogme marxiste, dans sa
version « vulgate » [Cela, Marx, lui, le comprendrait : auteur
de La Question juive, de La Critique de la philosophie d’Hegel
et d’un Ode à la Vierge Marie, Marx savait que l’Esprit est
l’alpha et l’oméga du développement humain et il était
parfaitement dégoûté par les « marxistes » vulgairement
matérialistes.]
Si
le communisme l’a emporté, à l’Est, ce n’est pas parce que
l’Est était arriéré, mais bien parce que l’Est représentait la
partie la plus spirituelle de la planète, la partie la moins
ruinée par la modernité et l’aliénation. Et si le communisme
n’a pas réussi, à l’Ouest, c’est parce que l’Ouest était
spirituellement appauvri et subjugué par des hobbésiens
prolongés.
En
deux mots ; la différence entre l’Ouest et l’Est ne résidait
pas dans les quantités produites d’acier ou d’électricité. La
différence était philosophique, et métaphysique. Car Schmitt a
écrit que « tous les concepts les plus prégnants de la
doctrine moderne ne sont que des concepts théologiques
sécularisés » : les différences doctrinales entre l’Est et
l’Ouest illustrent cette définition à la perfection.
Dans
l’Ouest anglo-américain, Hobbes, qui fondait sa vision de la
société sur son approche « L’homme est un loup pour l’homme »,
a gagné. Les hommes ne sont unis que par un ennemi commun,
avait-il écrit. D’une certaine manière, il avait raison :
l’ennemi est la seule chose qui unisse les hommes, à moins
qu’ils ne soient unis par le Christ. Ou, pour être encore plus
précis : tant que vous ne serez pas unis en Christ, vous serez
unis par l’Ennemi. Et il ne s’agit pas d’un ennemi appartenant
à l’espèce des mortels, mais de l’Ennemi, cet Ennemi qui unit
ceux qui ont faite leur l’idée que « l’homme est un loup pour
l’homme ».
L’Est
a conservé sa spiritualité traditionnelle, c’est la raison
pour laquelle le communisme l’a emporté, en Russie et en
Chine. Le communisme a conquis très peu de terrain dans l’Inde
rongée par ses castes ; de fait, c’était à juste titre que le
Président Mao répétait : « la structure des castes est aussi
pernicieuse que l’impérialisme ». J’ajoute : « car elle
empêche le peuple de s’unir en Dieu ».
Les
communistes russes finirent par résoudre leurs problèmes
matériels et par créer une société insouciante, où son
gagne-pain était assuré à tout un chacun. Mais, pour
progresser matériellement, ils ont admis certaines des idées
modernistes ; le déracinement et l’aliénation ne tardèrent pas
à frapper. L’URSS n’a pas écouté la critique formulée par
Simone Weil, elle n’a pas entendu son appel à contrer le
déracinement. Matérialistes extrémistes, les dirigeants
soviétiques post-staliniens étaient convaincus que, dès lors
qu’ils produisaient suffisamment de biens matériels, ils
n’avaient pas de souci à se faire. L’Eglise fut interdite ;
les communistes réimportèrent un ersatz de morale chrétienne
sous la forme du « code moral communiste », mais ce code
manquait d’inspiration. La néo-sacralité de Lénine et de
Staline fut démolie par Krushchov. Quant à la société,
désacralisée, elle ne put survivre très longtemps.
On
peut dire, pratiquement, que la Russie soviétique s’est
effondrée parce que ses élites ont trahi son peuple. Le
déracinement a ouvert un gouffre entre le peuple et les élites
; ces élites, déracinées et aliénées, étaient prêtes à prendre
leur grisbi et à se casser, direction : la Riviera. Elles ont
vendu la richesse de la Russie aux firmes américaines, elles
ont appauvri les citoyens ordinaires et ruiné le pays. Cet
effondrement doit être une leçon, pour nous tous : les
communistes devraient combattre le déracinement et
l’aliénation, leurs plus dangereux ennemis ; ils ne doivent
pas permettre à l’ennemi de désacraliser leur univers ; ils ne
doivent pas être honteux du frère pragmatique du Bon homme de
Sechuan.
II
La
question juive a joué un rôle important dans la montée du
communisme russe, puis dans son effondrement. La gauche
occidentale avait des liens très forts avec des juifs.
Certains de ceux-ci étaient contaminés par le nationalisme
juif, et ils trempèrent leur plume dans le vitriol pour
discréditer le communisme, quand ils sentirent que le
communisme russe finirait par devenir essentiellement russe.
Afin de justifier leur trahison, ils disséminèrent le mensonge
éhonté de l’ « antisémitisme russe ».
Cette
version trafiquée de l’histoire est diffusée par l’écrivain
trotskiste Alan Woods. Dans mon article, j’ai écrit ceci : «
Les juifs étaient-ils persécutés, en tant que groupe ethnique,
sous Staline ? Bien sûr que non : la fille de Staline était
mariée avec un juif ; certains de ses meilleurs camarades et
des dirigeants du Parti avaient des épouses juives (Molotov,
Voroshilov) – ou des gendres et des brus juifs (Malenkov,
Krushchev). Voilà pour : son « racisme ». Sous Staline, les
juifs étaient-ils victimes d’une quelconque discrimination?
Rappelons qu’en 1936, à l’apogée du pouvoir de Staline, son
gouvernement comportait neuf ministres juifs. »
La
meilleure réponse que Woods ait pu imaginer est celle-ci : «
C’est absolument incroyable : tout le monde sait, aujourd’hui,
que Staline était un antisémite enragé. » Une référence à ce
que « tout le monde sait » ne saurait être considérée comme un
argument de poids. De fait, « tout le monde sait », en
Angleterre, que les femmes recourent à la sorcellerie et que
les nobles ont le sang bleu. Aujourd’hui, « tout le monde sait
» que le Code Da Vinci nous enseigne que « le Saint-Graal
était, en réalité, Marie-Madeleine » !
Incontestablement,
Wood est très fort en « tout le monde sait » (lire : en
préjugés occidentaux). Mais il a quelques problèmes avec les
faits. Il écrit : « La révolution bolchevique a donné la
liberté aux juifs ». En fait, les juifs avaient toujours été
libres – même quand l’immense majorité des Russes, des
Polonais et des Ukrainiens étaient réduits au servage. Toutes
les contraintes pesant sur les juifs avaient été abolies : non
pas par les Bolcheviques, mais par la révolution bourgeoise de
février (1905, ndt). Woods écrit : « Après 1917, Lénine et les
Bolcheviques ont même accordé à ceux des juifs qui désiraient
vivre dans leur propre Etat autonome la région connue sous le
nom de Birobidjan ». Faux, là encore : la décision d’accorder
le Birobidjan aux juifs soviétiques fut prise, en 1934, par un
« antisémite enragé ». J’ai nommé : un certain Staline Joseph
!
Il
écrit : « En 1930, Staline supprima l’Yevsektsia, une agence
soviétique chargée de dénoncer les incidents antisémites ».
C’est exactement le contraire qui est vrai : l’Yevsektsia
combattait le nationalisme juif, et beaucoup de juifs
exécraient cet organisme.
Il
poursuit : « Le 28 février 1953, il y eut des déportations de
nombreux juifs de Moscou vers la Sibérie. Des plans étaient en
préparation, prévoyant des déportations massives à partir
d’autres régions de l’Union soviétique. » Encore une histoire
juive à base de « persécutions éternelles à l’encontre du
Peuple Eternel »… Il n’y avait ni déportations, ni projets de
déportations. L’historien russe Kostyrchenko en a apporté la
preuve dans un article de recherche intitulé « Déportation, ou
mystification ? » [ http://www.lechaim.ru/ARHIV/125/kost.htm
]. Il s’agit d’une légende urbaine, répandue par un
nationaliste juif : le professeur Jacob Ettinger, de
l’Université hébraïque – un homme qui a avoué sa « profonde
haine du communisme ».
Woods
écrit : « Des membres du Comité Juif Antifasciste furent
accusés d’appartenir à une conspiration sionisto-américaine
contre l’Union soviétique… Tous furent accusés d’espionnage,
de propagande nationaliste et de chercher à fonder une
république juive en Crimée, qui aurait servi de « tête de pont
» à l’impérialisme américain. »
Woods
a-t-il la moindre raison de douter que les membres de ce
Comité voulaient bel et bien créer une Crimée juive, sur les
ruines des villages tatars, sœur jumelle de l’Etat d’Israël,
créé sur les ruines des villages palestiniens ? Plusieurs
publications des médias russes post-soviétiques et israéliens
montrent que les activistes juifs du Comité Juif Antifasciste
ont soutenu l’expulsion des Tatars et envisagé la création
d’une République Juive de Crimée. L’immigration massive de
juifs russes en Israël, dans les années 1990, n’est qu’une
démonstration de plus de l’efficacité de la propagande
nationaliste juive.
Woods,
toujours : « En 1953, Staline a ordonné l’arrestation de tous
les colonels et généraux juifs du MGB, et ce sont quelque
cinquante officiers supérieurs qui furent mis en état
d’arrestation. » Donc, apparemment, cet « antisémite enragé »
de Staline avait conservé tous ces juifs aux plus hauts
échelons de ses redoutés Services de Sécurité, au bout de rien
moins que trente années de pouvoir ! Woods admet que la
Sécurité d’Etat s’est rendue responsable de répressions très
dures, puis il critique immédiatement la campagne menée par
Staline contre les chefs de cette même Sécurité d’Etat.
Pour
Woods, c’est très simple : les juifs sont toujours innocents.
Qu’ils aient été impliqués dans les excès de la Sécurité
d’Etat ou qu’ils aient encouragé la déportation de masse des
Tatars (de Crimée), qu’ils aient eu des tendances sionistes ou
qu’ils se soient carrément alliés aux Etats-Unis : ils sont
intouchables. Il écrit : « L’épouse de Molotov était juive.
Staline a forcé Molotov à se séparer de sa femme, juive, et
elle a été envoyée en exil, par un vote direct du Politburo,
en 1949, Molotov s’étant abstenu. »
S’il
voulait bien lire les mémoires de Golda Meir, qui fut la
première ambassadrice d’Israël à Moscou, il apprendrait que
Polina Molotov s’était jetée dans les bras de Golda, s’écriant
(en yiddish), les larmes aux yeux : « Ich bin ein Yiddische
Tochter » (« Je suis une fille juive »). De tels sentiments
nationalistes juifs étaient effectivement dangereux pour
l’Etat soviétique, et rendaient Madame Molotov indésirable au
poste qui était le sien, de députée, membre du Bureau
Politique du Parti communiste (Politburo). Comme je l’ai déjà
indiqué, Woods est exagérément tolérant pour le nationalisme
juif et exagérément intolérant à l’encontre du nationalisme
(russe) de la Russie « rétrograde ». La Russie de Staline
traitait les juifs en égaux. Non en êtres supérieurs, comme
c’est le cas aux Etats-Unis.
Si
le nationalisme juif était traité, en Angleterre et aux
Etats-Unis, comme il l’était à Moscou, à l’époque de Staline,
les citoyens de Bagdad et de Téhéran, de Bassora et de
Ramallah pourraient dormir tranquilles. Et chez eux…
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