La Ville de la Lune
jeudi 28 novembre 2002.
Une
ogive, c'est un hommage à la Lune : elle est formée de deux
croissants affrontés. La pleine Lune, quant à elle, sert de modèle
à la voûte parfaitement semi-circulaire, prisée des Romains.
Les arches outrepassées des musulmans sont parfois ornées de
pointes : c'est qu'elles sont formées de sept croissants de
Lune accolés. Un étudiant en architecture avisé pourrait rédiger
une somme sur l'Histoire de l'Arcature, en prenant tous ses
exemples dans cette ville palestinienne ancestrale : Naplouse.
Dans
la Casbah, un passage voûté débouche dans un autre passage voûté,
créant des enfilades, et disparaissant dans les ombres épaisses.
Près de la Mosquée Salihiyyéh, les passages souterrains forment
une rose des vents, qu'on dirait calquée sur quelque antique
portulan. Mon regard s'enfonce dans la pupille noire d'une
ouverture, il trébuche sur des arcatures semblables aux lames du
diaphragme d'un vieil appareil photo. Naplouse ? Une véritable
taupinière ! Des générations de petits nains industrieux
pourrait creuser tout un labyrinthe de galeries sous les maisons
de pierre indestructibles de la Vieille Ville, reliant les bazars,
les mosquées et les églises.
Husseïn,
imbattable dans l'art de trouver son chemin, me conduit à travers
les tunnels. Suscitant partout ailleurs la claustrophobie, à
Naplouse, ils vous protègent et vous entourent d'une protection
quasi maternelle. Ils nous dissimulent à des yeux malveillants
qui épient, aux viseurs des francs tireurs nichés sur le Mont du
Blasphème. Nous devons traverser une place, une place à
l'italienne, bien proportionnée, avec un mignon terrain de jeu
pour les enfants, au milieu. Nous rasons les murs de bâtiments
trapus, de style colonial. Les passages étroits et confinés ne
nous font pas peur. Les espaces ouverts, si.
Des
balles hurlent au-dessus de nous, viennent frapper un mur caché
à nos yeux. Une mitrailleuse répond et, très vite, un orchestre
nocturne de volées de projectiles et d'éclairs secoue l'air
montagnard. La ville est assiégée depuis six mois, depuis Avril,
et les Juifs tirent, sporadiquement, sur ses habitants. Les façades
donnant sur la place à l'italienne sont rehaussés des portraits
vivement colorés des tués : un garçonnet, de cinq ans, une
jeune fille, à côté d'un combattant costaud et moustachu. Le dôme
doré de la coupole du Rocher, symbole palestinien de la parfaite
harmonie, brille derrière leur tête, couronnant les martyrs de
gloire. A Naplouse, vous n'êtes jamais seul : les yeux des
francs-tireurs et les yeux des martyrs vous suivent, partout.
L'impression,
bizarre, d'être une proie, s'empara de moi. Je me souvins de la
première fois où on m'avait tiré dessus - c'était parmi les
collines grisâtres et jaunes qui dominent l'autoroute Suez-Le
Caire. L'artillerie égyptienne avait ouvert le feu contre nous,
compagnie de jeunes parachutistes qui venions d'atterrir dans le désert.
Les projectiles, en tombant, soulevaient des nuages de sable et de
poussière, la terre tremblait sous les impacts, tout proches,
tout à fait à la manière dont elle tremblait sous les impacts
lors des exercices de l'hiver précédent, lorsque l'artillerie
censée nous couvrir avait mal calculé sa hausse et nous avait
presque ensevelis sous ses salves. « Qu'est-ce que vous
foutez, imbéciles d'artilleurs - pensais-je - regardez un peu :
nous sommes là ; vous nous tirez dessus ! Allez-y,
continuez comme ça et vous finirez par nous avoir ! »
Mais soudain, je réalisai que là, ce n'était pas une erreur. Ce
n'était pas les manouvres d'hiver ; c'était la guerre - la
vraie. Et l'artillerie nous visait, pour nous tuer.
Nous
nous faufilâmes dans un immeuble moderne, et montâmes au deuxième
étage en empruntant un vaste escalier : là, nous entrâmes
dans le Café Internet. C'était plein de monde : des jeunes,
garçons et filles, défiant les tirs des snipers, étaient venus
dans ce lieu de refuge et d'évasion. Certains d'entre eux étaient
des combattants ; ils profitaient d'une relative accalmie.
Ayant posé leurs fusils AK au-dessus de l'écran de leur micro-ordinateur,
ils dialoguaient 'online' avec leurs correspondants de Californie,
de Bahreïn, de Stockholm ou de Damas.
Je
tape un message depuis Naplouse sur un forum israélien et je reçois
rapidement une réponse d'un David Silver, de Tel Aviv. « Je
n'ai pas pitié d'eux. Je ne suis pas triste pour ce qui leur
arrive. Si cela dépendait de moi, je les enverrais TOUS au Diable.
Avec leurs gamins, leurs filles, leurs jeunes filles à marier,
leurs femmes, leurs grand-mères, leur croyance simplette à leurs
propres mensonges, leur ruse bestiale, leur patience et leur désespoir,
leur rire, leurs larmes, leur nourriture, leur fierté et leur héroïsme,
leur revanche, leur force de travail. : DEHORS ! Leurs pères,
leurs époux et leurs grands-pères sont des assassins
sanguinaires, des admirateurs de meurtriers, des scélérats, des
voleurs, des lâches et des menteurs pathologiques. Après
l'expulsion, ils pourront rechercher notre amitié, quoi que je
n'en aie rien à cirer ». Voilà réglé le sort de la
« pitié et de la douce obstination contre la violence, inhérentes
aux Juifs », chères à Jean-Paul Sartre (certes, c'est en
1945 qu'il écrivit cette ineptie.)
Un
percolateur italien ultra-moderne brillait de tous ses voyants
verts et rouges, laissant échapper sa vapeur dans un sifflement
impressionnant. La guerre, dans une ville moderne, a de ces
aspects incongrus : les ordinateurs sont connectés au réseau
mondial, les télécopieurs crachent leurs rouleaux impeccablement
imprimés de nouvelles fraîches, la boulangerie ouvre ses portes,
à chaque accalmie dans les bombardements, un cousin arrive du
Kentucky et de jeunes combattants potassent leurs cours en vue de
leur exam' du lendemain, à l'université du coin.
Il
était bien difficile de comprendre que, juste de l'autre côté
de la vallée, des garçons du même âge étaient positionnés
sur les collines, venus de petites villes côtières, afin de réduire
Naplouse. C'était pourtant la réalité. Un gros boum !
secoua le bâtiment ; les écrans des ordinateurs s'éteignirent,
comme dans un clignement. C'était une mine artisanale, dit un
jeune combattant. Non : c'était un obus de mortier de 81 mm,
corrigea son ami. Ils se précipitèrent vers l'extérieur, par
l'escalier imposant, et nous les suivîmes dehors, sous le ciel étoilé.
C'est souvent à ces heures là que les Israéliens envoient leurs
forces de reconnaissance. Ils entrent dans les maisons, raflent
les hommes et les emmènent dans leurs cellules de torture. Pour
extraire de l'information, disent-ils, mais il y a un autre
objectif : un homme torturé, comme une fille violée, c'est
un être brisé et soumis. Plus de cent mille Palestiniens et un
nombre incalculable de Libanais ont été torturés par les Israéliens,
qui détiennent probablement en la matière un triste record du
monde. Les combattants descendent dans les rues afin d'arrêter
l'avancée des tortionnaires, ou au moins pour leur faire payer le
prix.
Le
rapport des forces est incroyablement disproportionné : la
troisième (peut-être même est-ce la seconde) armée au monde,
soutenue par l'unique superpuissance mondiale, contre ces jeunes
hommes et ces jeunes femmes. Si les Israéliens le voulaient, ils
pourraient pénétrer dans la Vieille Ville au moment de leur
choix ; de nuit comme de jour. Lors du sanglant avril 2002,
plus de cent hommes et femmes furent massacrés, à Naplouse. Une
famille au complet, de huit personnes, a trouvé la mort lorsque
les tanks et les bulldozers blindés israéliens écrabouillèrent
leur maison à la limite de la ville : ils étaient à l'intérieur.
Une autre maison a été bombardée par un F-16, et les ouvriers
de la municipalité ont eu toutes les peines du monde à extraire
les cadavres de deux célibataires âgées des gravats.
Mais
la ville est vivante. Dès que les bombardements et les tirs s'arrêtent,
les citoyens sortent de chez eux et s'aventurent dans l'insécurité
des marchés, ignorant le couvre-feu. Des marchands déplient
leurs étals de fruits et légumes, l'odeur des épices emplit à
nouveau l'atmosphère, de vieilles femmes venues des villages
voisins se faufilent et viennent vendre leur huile et leurs olives
concassées - ne sommes-nous pas au cour du pays des oliviers ?
Les mosquées sont bondées, bien qu'elles n'offrent aucunement un
abri sûr : les Israéliens ne voient aucun inconvénient à
tirer sur les mosquées et les églises. En avril, une petite
chapelle catholique a été réduite à l'état de ruines ;
l'église orthodoxe de Saint Demetrios a par miracle échappé à
l'explosion d'un missile qui a dévasté la rue juste en face. La
Mosquée Verte, la plus ancienne de la ville, a été défoncée
par un tank. Mais elle a été réparée, depuis lors.
La
rapidité avec laquelle les bâtiments sont réparés est étonnante.
A peine les tanks ont-ils abandonné les gravats, les équipes de
la municipalité arrivent : elles retirent les cadavres des
morts, extraient les blessés et commencent à consolider les murs.
Mais les Israéliens détruisent plus vite que les habitants de
Naplouse ne peuvent reconstruire. Les chenilles des tanks ont pulvérisé
le sols carrelés des bazars, démolissant le réseau d'eau
potable flambant neuf. Les traces de dévastations récentes se
fondent parmi les ruines laissées par le tremblement de terre de
1927, et aussi d'un autre, beaucoup plus ancien, au deuxième siècle
avant Jésus-Christ : les Juifs avaient rasé au sol l'ancêtre
de Naplouse, l'antique Sichem (ses murs cyclopéens, vieux de
quatre millénaires, sont encore visibles en bordure du camp de réfugiés
de Balata, juste à la sortie de la ville).
Mais
la cité ne mourut pas. Le règne juif en Palestine fut sanglant,
cruel, mais plutôt bref. Le pays fut conquis par l'envahisseur
juif durant la seconde moitié du deuxième siècle avant Jésus-Christ,
les villes furent ruinées et la population en fut chassée, réduite
en esclavage ou réduite à l'état de « juifs indigènes de
seconde catégorie », comme cela fut le cas, aussi, en Galilée.
Des impôts exorbitants, le génocide et l'apartheid étaient des
calamités rampantes, déjà à l'époque. Soixante ans plus tard,
l'empereur Pompée le Grand débarqua sur les côtes de Palestine,
et il libéra les Palestiniens du joug juif.
Après
que l'armée romaine eût soumis les Juifs rebelles, les soldats
romains à la retraite épousèrent de belles femmes du coin et
ils reconstruisirent la ville, qu'ils nommèrent Neapolis, ou
Naplouse. Elle est encore aujourd'hui digne de son nom de baptême
romain, Neapolis ou Naples, par la continuité de ses styles
architecturaux et le tempérament ardent de ses habitants. Ses
maisons poussent à la manière d'arbres, arborant de douces
transitions de ses nombreuses périodes historiques. Les
fondations romaines, en douceur, laissent la place aux
soubassements byzantins, se transforment là en structure
abbasside, là-bas se transmuent en villa citadine d'un Croisé et
finissent dans les dernières réparations faites en mai, après
le dernier bombardement israélien : c'est un alliage
parfait, dans le temps et dans l'espace.
Telle
est la maison de Husseïn. La voûte de la cave a probablement été
construite par un maçon du coin à l'époque de Titus Flavius,
tandis que le toit vient d'être terminé. Debout, sur la terrasse,
nous voyons en face de nous la silhouette imposante et sombre du
Mont Garizim (du Blasphème), avec sa base militaire israélienne.
Le halo jaune des projecteurs couronne son enceinte de fils de fer
barbelés, les moteurs des tanks rugissent comme des dragons
attendant le signal de dévaler et de dévorer la ville. En bas,
dans la rue, des combattants, un petit groupe, brandissent leurs
kalachnis. De l'autre côté de la vallée, le Mont de la Bénédiction
s'élève jusqu'à l'église de la Sainte Vierge et le site du
temple samaritain. Soudain, les éclairs de départs de tirs éteignent
les étoiles, et nous rentrons à l'abri tandis qu'une
mitrailleuse lourde commence à balayer la ville.
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