Israël Shamir est-il antisémite ?
( par Jean François Poirier, philosophe et
traducteur, Paris, le 18 avril 2003)
On se souvient que Goebbels avait proposé à
Fritz Lang d’être le cinéaste du IIIe Reich, Leni
Riefenstahl, ce n’était pas mal, Veit Harlan avait du métier
mais Fritz Lang était incomparable. Mais je suis juif avait
objecté Fritz, le Docteur Joseph Goebbels, implacable, avait
répondu, c’est nous qui décidons qui est juif et qui ne l’est
pas. Aujourd’hui nous vivons dans une dictature un peu
différente, le ministère de la propagande a été privatisé et les
parts ont été cédées aux journaux, aux radios et aux
télévisions, la marque d’infamie a changé, ce n’est plus d’être
juif maintenant, le péché impardonnable c’est d’être antisémite,
une accusation dont la Propagande fait un usage discrétionnaire.
Elle décide qui est antisémite et qui ne l’est pas.
Si l’administration de la propagande a
profondément changé, ses techniques sont en revanche restées à
peu près les mêmes. Bertolt Brecht en avait livré une analyse
parfaite dans L’Achat du cuivre. Le führer dit que celui
qui n’adhère pas à telle idée est le pire des hommes, quelqu’un
qu’il faut éliminer avant qu’il ne soit trop tard. Il ne le dit
pas, il le hurle, il le vocifère, il le rugit, il montre à tous
que son corps est saisi des spasmes d’une indignation furieuse,
des tremblements d’une colère sacrée : le corps ne saurait
mentir, la bonne foi du führer ne peut être mise en doute. On
s’attend à ce qu’il s’arrête là, l’évidence de son propos est
telle qu’on ne peut guère ajouter quoi que ce soit, une petite
preuve par exemple, sans concéder à l’ennemi que son point de
vue pourrait avoir lui aussi ses raisons. Eh bien on se trompe,
après la transe vient toujours un « car » (denn en
allemand), prononcé plutôt calmement, qui ouvre la porte à une
série d’arguments. Mais que sont ces arguments ? Brecht nous le
précise : n’importe quoi, tout ce qui lui passe par la tête, des
choses qui n’ont rien à voir avec le sujet, et moins elles ont à
voir avec le sujet mieux c’est, car il faut seulement montrer
qu’on a aussi des arguments, c’est tout, peu importe lesquels.
Israël Shamir, de nationalité israélienne,
écrivain et traducteur (en russe de Homère, Joyce, d’Agnon),
d’origine russe, se trouve ainsi mis en accusation par un
journal français. Shamir croit qu’il n’est pas bien de vouloir
exterminer les Arabes en général et les Palestiniens en
particulier, ni de manifester une prédilection pour l’assassinat
des petits garçons – une manière d’extirper le mal à sa racine –
(ils représentent le quart des cent victimes palestiniennes du
mois de mars) ; il pense que des juifs ont formé une association
de malfaiteurs très bien ramifiée qui a pris en otage tous ceux
qu’elle décrète juifs selon des critères qui sont ceux de la
naissance, soit exactement ceux qu’ont défini les lois de
Nuremberg, le choix et les convictions ne pouvant rien contre
les fatalités biologiques (mais avec des entorses, ni les
Falashas ni les petits blondinets russes qui vont en boîte de
nuit au Dolphi à Jaffa ne ressemblent vraiment aux caricatures
de Je suis partout et de Gringoire - et,
inversement, un non-juif, de surcroît antisémite typique, comme
Ben Laden peut y ressembler furieusement, regardez la caricature
qu’avait faite de lui Pancho dans Le Monde, il faut avoir
l’esprit agile pour suivre la propagande moderne). À l’en
croire, qui conteste cette direction criminelle, qui parle au
nom de tous les juifs, et sa prétendue représentativité devient
un apostat, un renégat et est traité comme tel. En lisant la
fatwa qui a été lancée contre Shamir, on remarquera qu’on en
promet d’abord l’application à son traducteur (les traducteurs
sont une sale race, ils ébruitent les pensées au-delà de leur
sphère de réception naturelle, ils enjambent les barrières des
langues sans demander d’autorisation, font comme si toutes les
pensées avait droit de cité dans tous les idiomes à condition de
respecter les lois morales de la syntaxe d’accueil, un schéma
très dangereux qu’on pourrait finir par appliquer aux gens, ce
qui n’irait pas du tout). Salman Rushdie s’est plutôt bien tiré
de la fatwa qui a été lancée contre lui et qui lui a valu une
renommée que ses seuls moyens littéraires ne lui permettaient
guère d’espérer, mais ses traducteurs, on se le rappelle, ne
s’en sont pas si bien tirés. Voilà donc Shamir antisémite.
Vous allez vouloir expliquer que Shamir a des
ancêtres juifs et ne peut donc pas être antisémite, que les
Arabes sont des sémites et que la langue arabe est autrement
plus authentiquement sémitique que l’hébreu moderne, refait par
un linguiste du XIXe siècle comme Viollet-le-Duc
refaisait des cathédrales gothiques à la même époque, et qui est
hébreu comme le latin d’église est latin, que critiquer une
politique menée par un groupe n’est pas réclamer son
extermination, que distinguer, au sein d’une communauté plus ou
moins imaginaire comme le sont toutes les communautés
partielles, la seule qui soit réelle étant la communauté des
êtres humains, entre les juifs par projet et par intention et
ceux qui ne le sont que fortuitement, c’est discréditer toute
notion de « race », vous ne ferez que montrer que vous êtes un
simplet ou un malveillant, ou peut-être un simplet malveillant –
la tendance est de plus en plus à condamner à de lourdes peines
voire à mort les handicapés mentaux criminels – qui n’a rien
compris à ce qu’est l’antisémitisme. L’antisémitisme c’est la
souillure majeure, le point focal autour duquel s’organise la
définition contemporaine du mal et autour de ce soleil noir
gravitent quatre autres maux, le négationnisme, l’islamisme, le
terrorisme et la pédophilie. Un dynamique policier dans l’âme
qui s’est fait un nom dans les lettres nous a même démontré que
les cinq maux allaient toujours ensemble, à l’enseigne du bien
chez Socrate dont on sait que les cinq éléments ne sauraient
souffrir une défection sans que le bien s’absente absolument et
que, réciproquement, l’un d’entre eux emmènent nécessairement
tous les autres à sa suite. L’antisémite rêve de dénoncer à la
Gestapo Mme Lévy, la professeur d’anglais du
deuxième, pour récupérer son appartement, il ricane quand vous
lui dites que vous avez perdu toute votre famille dans les
camps, il ne retrouve un moment de cohésion mentale que dans le
cadre étroit d’une religion simpliste et barbare comme l’islam
(la preuve, elle interdit aux femmes de se mettre en bikini,
c’est dit explicitement dans Le Coran, Dieu le Sublime a dit la
vérité), la haine fétide qui fermente en lui le fait se réjouir
de toutes les bombes qui explosent un peu partout dans le monde
et il finit par toucher les petits enfants. Pourquoi toucher les
petits enfants ? Et bien pourquoi ne toucherait-il pas les
petits enfants ?
Parti pour écrire une lettre de soutien à
Shamir, je me demande si j’ai bien raison de soutenir ce Shamir.
Il suffit que j’arrive à me convaincre que c’est un monstre.
Nasserdine Hojda attend dans la file interminable des clients de
la boulangerie, il a tout d’un coup un éclair de génie, il
crie : « Le sultan invite toute la ville à sa table ce midi » ;
les clients désertent en masse la queue et courent vers le
palais, Nasserdine leur emboîte le pas : « Et si c’était vrai,
on ne sait jamais », dit-il à part soi. On ne sait jamais,
Shamir est peut-être un monstre. On n’a jamais essayé
d’exterminer le monstre et tous ses pareils. Les nazis avaient
bien commencé mais le IIIe Reich n’a duré que douze
ans au lieu des mille ans promis et il est bien clair qu’on ne
peut faire en douze ans le travail de mille ans. Si on essayait
cette fois pour de bon ? On pourrait commencer par crucifier
Shamir puis on empoisonnerait tous ceux qui le soutienne, ça
ferait déjà de la place dans la file.
Jean-François Poirier, traducteur, entre autres,
de Walter Benjamin, philosophe allemand ; son antisémitisme est
notoire, Benjamin reconnaissait en effet sa dette à l’égard de
l’œuvre de Carl Schmitt, auteur de la Constitution de
l’Allemagne nazie et aussi d’un livre de philosophie du droit
constitutionnel qui a failli inspirer la constitution de l’État
hébreu, comme le rapporte cette pipelette de Jacob Taubes dans
son ouvrage sur Saint Paul, avant que ledit État ne se ravise et
n’adopte, grâce à Dieu, la Torah comme constitution.
|