Est-ce la réalité ?
La résistance est-elle terminée ? Et la Terre Sainte, a-t-elle été livrée au vainqueur ?
Eh bien : oui.
Mais, dans une certaine mesure.
La Palestine ne saurait être séparée d'un contexte plus général : la bataille pour la Palestine a certes commencé à Jérusalem et à Gaza, mais aujourd'hui elle fait rage à Fallujah et à Karbalâ', en dépit de la nomination d'un agent de la CIA au poste de gouverneur de l' " Irak indépendant ". Avant de revenir à Jérusalem, la guerre contre la domination judéo-américaine se répandra probablement à Téhéran, à Damas, et même dans les capitales européennes.
Mais, en Palestine, l'Intifada est à bout de souffle, et ce n'est là une surprise pour personne.
La puissance militaire de l'Etat juif est inégalée, tant au Moyen-Orient qu'au-delà. Armée jusqu'aux dents, munie du dernier cri en matière d'armes sophistiquées américaines, ainsi que d'armes de destruction massive nucléaires, chimiques et biologiques, elle est sans doute capable d'écraser n'importe quelle armée sur terre. Tout homme, et toute femme israélien(ne), doit servir dans l'Armée, et ses exploits militaires représentent son certificat d'admission à l'emploi, quel qu'il soit : depuis coloriste dans un salon de coiffure jusqu'à
ministre. Cette société de pionniers militarisée a eu le dessus, très aisément, sur la population indigène, totalement désarmée.
Pour les Palestiniens, l'arme usuelle est une pierre, ramassée sur leurs collines ; leurs célèbres " kamikazes " étaient plutôt la manifestation de leur esprit indomptable qu'une réelle menace pour Israël - une nuisance, tout au plus, du point de vue militaire. Les habituels accidents de la route tuent plus d'Israéliens que ne le font les Palestiniens. Aucun d'entre eux n'a reçu le moindre entraînement militaire ; coupés du monde extérieur, les Palestiniens ne pouvaient recevoir d'autres armes que celles passées en contrebande par des colons
renégats. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'ils n'aient pu mettre en déroute les rangées inexorables des tanks Merkava et les missiles air-sol guidés par laser…
S'ajoute à cela le fait que les juifs disposent d'une arme secrète extrêmement puissante : leur propension à détruire le pays. Leurs puits artésiens, très bien conçus pour, ont tué les sources et transformé la Terre sainte en un désert racorni. La semaine dernière, j'ai fait une marche le long du Ghor (Arugot, en hébreu) : jadis, c'était un cours d'eau permanent. Point de ralliement pour les bouquetins et les léopards, cette source est tarie.
Pourquoi, allez-vous me demander ?
C'est simple : le kibbutz d'Ein Gedi, tout proche, a foré, installé une conduite, mis l'eau en bouteille, et il vend cette eau dans les supermarchés de Tel Aviv…
Les douces collines de la Samarie sont défigurées par de nouvelles routes conduisant à de nouvelles banlieues juives. Dans le nord de la bande de Gaza, un paysage verdoyant d'orangeraies parfumées a été transformé en une désolation noire, digne de Mordor, parsemée de souches fumantes d'arbres calcinés. Dans le pays ruiné, les colons s'imposent aux natifs.
Et, malgré tout cela, la déclaration de victoire de Krauthammer est prématurée. Cette confrontation opposant les colons aux indigènes, pour la douce terre de Palestine, me rappelle le Conte du Chevalier, cette première œuvre de Chaucer, qui raconte l'histoire de deux frères, Arcite et Palamon, frapadingues amoureux de la fille du Roi, Emeli, " Fraîche comme le Mai, ornée de fleurs renaissantes. Douce et attentionnée, son corps rafraîchi par l'eau tirée d'un puits. "
Pour conquérir sa main, Arcite invoqua le Dieu de la Guerre. Palamon, lui, se tourna vers la Déesse de l'Amour. Au cours du tournoi décisif, Arcite, inspiré par Mars, battit Palamon éperdu d'amour. Mais son destin n'était pas, pour autant, d'épouser la gente dame : après sa victoire militaire, il s'effondra et tomba, mort. Le Dieu de la Guerre a pu accorder la victoire, mais seule la Déesse de l'Amour a pu accorder la gente dame. Le noble Roi accorda sa fille au Chevalier vaincu, et " en toute félicité et joyeuse mélodie, notre Palamon a
épousé Emely ", conclut Chaucer. Ainsi, le barde anglais a-t-il prophétisé un événement auquel ce terre-à-terre de Krauthammer ne pouvait s'attendre : un peuple qui aime sa terre l'obtiendra, même si la victoire militaire sera nécessairement remportée par ses adversaires.
En effet, il faut aimer la terre comme Palamon aima Emely, comme une femme est aimée par un homme ; or un tel amour est hors de la portée de la plupart des juifs. Certains d'entre eux voient dans la Palestine un symbole de la promesse faite par Dieu au peuple d'Israël, ou une promesse de temps messianiques à venir, mais un tel amour symbolique est voué à l'échec. Dans le même ordre d'idées, un mien ami français, socialiste, a épousé une Russe car, à ses yeux, elle incarnait tant le Communisme que Dostoïevski. Mais leur mariage s'est brisé,
sous le lourd fardeau du symbole.
Un de mes amis anglais, dans la politique, s'est marié, quant à lui, à seule fin de dissimuler ses préférences sexuelles. Il en avait assez, de devoir expliquer aux électeurs pourquoi il n'était pas marié. De manière similaire, beaucoup de juifs ont été tentés par le sionisme, parce qu'ils en avaient assez de devoir expliquer pourquoi ils n'avaient pas de territoire qui leur appartînt en propre. Mais la fatigue est une piètre motivation, pour le mariage. Et une vraie femme, tout comme un vrai territoire, ne sont pas là à seule fin de donner
le change.
Les pires, entre tous, ce sont les Krauthammers, ces juifs américains qui croient qu'une terre qu'ils n'ont jamais labourée ni semée peut leur appartenir, au seul motif qu'ils en possèdent le titre de propriété, à l'instar d'un cottage estival où ils se rendent très rarement : ce qu'ils ressentent n'a rien à voir avec l'amour, et tout à voir avec la jalousie d'un sultan pour des odalisques chèrement acquises et dûment rémunérées.
Les colons ont donné la preuve de leur absence d'amour réel pour la terre au moment de leur retrait du Sinaï, dans les années 1980. Abandonnant leurs colonies, après un court séjour, ils bousillèrent tout ce qui leur tomba sous la main, ils dynamitèrent toutes les maisons et passèrent au bulldozer tous les jardins et tous les vignobles que des mains indigènes et importées avaient plantés et soignés. Et aujourd'hui, tandis qu'on évoque le retrait de Gaza, les colons jurent qu'ils effaceront toute trace de vie de leurs terrains avant de les
restituer aux indigènes honnis. Ce ne sont pas des façons de se comporter avec une terre que l'on aime : le spectacle nous a déjà été donné d'un poète déroulant sous les pieds de sa bien-aimée sa tendresse, telle un tapis moelleux, tandis qu'elle le quittait, et lui souhaitant par surcroît d'être heureuse avec son nouvel amant, espérant que celui-ci serait " aimé autant que lui, il l'aimait ".
De fait, les Palestiniens n'ont jamais ravagé leurs maisons et leurs jardins, même lorsqu'ils furent contraints à partir. Les magnifiques maisons arabes et les beaux jardins ancestraux de Talbiéh et d'Aïn Karim témoignent de cet amour que les maîtres de céans leur ont porté, jusqu'à la fin. Ce n'est pas seulement leur foi en un éventuel retour qui a retenu leur main, les empêchant de brûler leurs arbres et de mettre le feu à leurs maisons, avant de s'enfuir en direction des camps de réfugiés au Liban et à Gaza. C'est, avant tout, leur amour
altruiste pour la terre et les arbres.
La Terre Sainte est le projet commun de Dieu Notre Seigneur et de ses habitants. Il l'a créée, et ils en ont pris soin, maçonnant ses terrasses, binant ses oliviers, adorant son Seigneur en ses hauts lieux.
Tout comme Palamon, défait, a conquis sa tendre Emely, le vaincu héritera de la terre. Les vainqueurs, à la guerre, quant à eux, périront.
A moins qu'ils ne se rendent à la Déesse de l'Amour.
De l'amour… de la terre, et de ceux qui l'habitent.
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